Littérature française

Kamel Daoud

Zabor

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Chronique de Sarah Gastel

Librairie Terre des livres (Lyon)

Dans Zabor ou Les psaumes, lumineuse fable baroque contre l’obscurantisme, Kamel Daoud pose la plus ancienne des questions : la littérature peut-elle sauver l’humanité ? Tout en louant les pouvoirs salvateurs de la fiction, il nous séduit par son verbe puissant et incarné, telle Schéhérazade.

Première sélection du Prix Interallié 2017

 

« Et si l’écriture est venue au monde aussi universellement, c’est qu’elle était un moyen puissant de contrer la mort, et pas seulement un outil de comptables en Mésopotamie. L’écriture est la première rébellion, le vrai feu volé et voilé dans l’encre pour empêcher qu’on se brûle. » Depuis des temps immémoriaux, les hommes se racontent des histoires. Les écrivent, les transmettent et les lisent. Et quand l’écrivain algérien, Goncourt du Premier roman 2015, s’interroge sur la puissance de la fiction, c’est nécessairement politique. Mais en créant le personnage inoubliable de Zabor et en insufflant à son récit l’essence vermeille de la vie, il signe une grande œuvre littéraire, célébrant l’imaginaire et la création, qui emporte son lecteur. Orphelin de mère, rejeté par son père remarié et élevé par une tante aimante et célibataire, friande de films indiens, Zabor n’a pas une enfance commune dans le petit village d’Aboukir, aux portes du désert. Depuis qu’il sait déchiffrer les mystères de l’alphabet, le jeune homme dévore tout ce qui tombe sous ses mains avides et curieuses. Très vite, en grandissant, il se découvre un don : s’il écrit, il sauve une vie et congédie la mort. Celui qu’il renferme dans les phrases de ses cahiers noircis gagne du temps de vie : « Tous, vieux et enfants, étaient liés à la vitesse de mon écriture, au crissement de ma calligraphie sur le papier et à cette précision vitale que je devais affiner en trouvant le mot exact, la nuance qui sauve de l’abîme ou le synonyme capable de repousser la fin du monde ». Ainsi, après avoir tenté les médicaments, les prières et les versets en boucle, les villageois font appel au « malingre qui a peur du sang mais pas du trépas ». Afin de nourrir son don miraculeux, certains lui envoient revues, vieilles pages de l’époque des colons, notices de machines ou romans fabuleux. Et à la tombée de la nuit, Zabor visite inlassablement les moribonds, faisant exploser le nombre de centenaires dans le village. Un soir, après des années de raillerie, le demi-frère exécré frappe à la porte de la demeure. Le père est mourant. Mais pourquoi chercher les mots justes et maintenir en vie un être dont le seul dessein fut d’inoculer chez autrui le doute et le désamour ? Parabole impertinente à l’écriture poétique et précise, roman d’apprentissage d’un (jeune) homme qui construit sa libération et longue confession, Zabor est l’histoire d’une tentative de libération par l’écriture, qui permet d’élargir une lézarde dans le mur des croyances enténébrant les imaginaires, face à une pensée unique dominante. Encore une fois, Kamel Daoud choisit la littérature pour démasquer les vanités qui font le présent et donner un sens à la vie. Quand on le lit – il en était de même avec Meursault, contre-enquête (Babel), hommage captivant à L’Étranger –, on ouvre davantage les yeux sur le monde et on comprend que ce dernier est plus grand que ses propres espaces mentaux, certitudes et opinions. Un des grands romans de la rentrée.

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