Essais

Maurice Olender

La fabrique du funambule

Entretien par Sarah Gastel

(Librairie Adrienne, Lyon)

Avec Singulier Pluriel, passionnant et réjouissant recueil d’entretiens, Maurice Olender, créateur et directeur depuis 1989 de l’emblématique collection « La Librairie du XXIe siècle » revient sur son parcours intellectuel et éditorial. Et pose des questions essentielles, le sourire en coin.

Dans Singulier Pluriel, comme dans Un fantôme dans la librairie, vos deux derniers livres, vous évoquez l'amitié comme une éthique du travail au cœur de votre activité éditoriale. L'historien que vous êtes emprunte alors une écriture quasi biographique.

Maurice Olender - Le romancier vénitien, Daniele Del Giudice, dont Le Stade de Wimbledon est devenu en 2001 le beau film de Mathieu Amalric, s'interrogeait, lors d'une soirée consacrée à son œuvre à la Maison de l'Amérique latine : « Mais Maurice, pourquoi écrit-on si ce n'est pour rencontrer des amis ? ». Et en effet, le rêve de l'amitié, si présent chez Aristote, Cicéron, dans le Talmud ou il y a mille ans chez Tawhîdî, est sans doute le premier ressort de ce que vous appelez mon « activité éditoriale ». Enfant, jouant avec tous les autres enfants, j'étais pourtant solitaire : je rêvais de rencontrer un ami ou plutôt déjà « l'amitié » – plus tard sans doute aussi « l'amitié dans l'amour ». Devenu adulte, il m'est apparu que si une géométrie de l'amitié était possible, elle était aussi un lieu de jeux et d'enjeux communs. Dans mes séminaires du jeudi soir, à l'École des hautes études en sciences sociales, j'ai souvent souligné le rôle du ludique dans toute créativité – scientifique comme esthétique. On peut donc, comme vous le faites, dire que « l’amitié » oriente mes gestes et mes travaux. Mais il ne faut pas s'y tromper : l'amitié ici est « intéressée" et au plus haut point. « L'intérêt », c'est ce qui « importe » à la créativité, ici, à l'écriture des œuvres, signe de leur propre devenir. Et d'un engagement intellectuel et politique.

 

Vous écrivez « Je ne suis pas un éditeur » tout en mettant en avant une approche artisanale du métier. Est-ce une façon de revendiquer un espace créatif dans un environnement de plus en plus standardisé ?

M. O. - Chez Hachette, entre 1985 et 1988, au Seuil depuis 1989, j'ai eu la chance d'être invité à créer une collection associant l'exigence du philologue, de l'archéologue du texte, à la grande industrie du livre, papier puis numérique. Cela n'a rien de surprenant car les maisons d'édition ont souvent fait le choix de travailler avec de modestes artisans du « lire » et de « l'écrire » – comme les libraires le sont, dans leur métier si spécifique, une fois le livre imprimé. Une illustration actuelle, d’un partenariat entre « mini » et « macro », comparaison démesurée certes (mais toute création n'est-elle pas à la mesure de son intensité onirique ?) –, serait celle de BioNTech, société créée en 2008, à Mayence, en Allemagne, par deux médecins immunologues, nés dans des familles turques, Özlem Türeci et son mari Ugur Sahin. Cette femme et cet homme se sont associés à Pfizer, créé en 1849, leader mondial de l'industrie pharmaceutique, pour finaliser le futur candidat vaccin contre le Covid-19. Toute proportion gardée, cela pourrait évoquer l'imagination créatrice de Jacques Schiffrin, fondant Les Éditions de la Pléiade, en 1923, avant, notamment pour des raisons financières, de s'associer avec Gallimard dans les années 1930. Amos Reichman prépare un livre passionnant qui retrace cette aventure éditoriale.

 

Vous avez initié en 1993 un « Appel à la vigilance ». Être éditeur, est-ce être une vigie des mots, pour reprendre le nom que donne François Maspero à sa librairie dans le roman Le Figuier ? À l’heure où les réseaux sociaux et les médias normalisent les informations et alimentent les polémiques, la pratique de l’édition permet-elle de défendre une spécificité dans le traitement du débat contradictoire ou n’est-elle qu’un appendice de l’empire des médias ?

M. O. - Un chapitre de Singulier Pluriel porte sur « l'Appel à la vigilance », un appel à « la responsabilité sémantique ». Avec Maspero, dont j'ai édité le dernier roman et la traduction des Poèmes humains de Vallejo, il y a eu d'emblée une affinité quasi silencieuse : poétique et politique. Votre question sur les réseaux sociaux suppose une analyse qui n'esquive pas la complexité de nos démocraties : comment légiférer sans enrégimenter ? Comment assumer les contradictions inhérentes aux fragilités structurelles, nécessaires donc, de toute démocratie ? L'artisan que je suis ne peut que proposer la réponse du philologue : avec « l'esprit » on fait « presque » comme on veut – certains ont leurs croyances, d'autres leurs savoirs. L'avantage du texte – pour ne pas dire de « la lettre » –, c'est qu'il est moins malléable que l'esprit ! Écrire, lire, éditer, et vérifier ses sources, avec ou sans notes de bas de page.

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