Littérature française

Franck Bouysse

Buveurs de vent

illustration

Chronique de Aurélie Janssens

Librairie Page et Plume (Limoges)

Franck Bouysse est un explorateur de territoires. Ceux de l'intime, de la littérature, des paysages qui l'ont façonné. Dans ses livres, rien n'est simple mais tout est évident. Chaque mot est choisi avec précision, chaque détail, précieux comme une pierre. Non, un diamant, mais une pierre brute, aux multiples facettes et aspérités. Une pierre sombre d'où émerge la lumière.

Dans Né d'aucune femme (La Manufacture de livres), on se plaçait du côté des contes. Ici, il y a de nombreuses références à La Bible. Pourquoi ce choix ? Et pourquoi ré-interpréter ces textes avec cet angle assez sombre ?

Franck Bouysse - Il y a cette scène inaugurale : quatre gamins que je vois suspendus à ce viaduc un jour où je vais à la pêche, ils sont en territoire d'enfance. Ensuite, chaque personnage charrie son lot de références sans que j'en sache rien. Évidemment, le rapport à la Bible passe par Martha, la mère, une espèce de folle de Dieu, qui voulait asseoir douze apôtres à sa table. Mais chaque personnage amène son socle historique, émotionnel, c'est ce qui est important. Je ne choisis pas un angle et encore moins où je vais aller. En revanche, je ré-interprète le paysage humain, physique, au fur et à mesure et avec toute mon histoire, mes références, mes lectures, mon vécu.

 

On sent une volonté de brouiller les pistes, les codes des genres...

F. B. - Ce que je sais, c'est que quand j'arrive dans cette vallée, j'ai ce désir de me perdre, moi, de m'oublier, de me soulever, d'être autre chose, d'être ailleurs. Et dans cette vallée perdue, il y a cette légende qui se déploie, un côté mythologique, qui fait que l'histoire va avancer vers une improbable issue qui m'apparaît bien tardivement.

 

La Nature est toujours présente dans vos romans. Ici, on a un personnage qui veut la défendre à tout prix. Est-ce un manifeste écologique ?

F. B. - Il n'y a aucun désir de manifeste de quoi que ce soit. Effectivement, Matthieu est un personnage proche de la Nature, viscéralement révolté par ce que certains hommes lui font, mais en aucun cas je n'écris pour délivrer un message. J'écris avec ce que je suis, ce que je ressens. La Nature, j'y baigne depuis que je suis gamin, ça fait partie de l'écriture, c'est organique.

 

Comment est né ce personnage de Joyce, ce « grand méchant » ? Est-ce difficile d'écrire un personnage opposé à soi ?

F. B. - Joyce, c'est l’archétype du personnage qui m'a toujours marqué dans la littérature, c'est le fondateur, l'étranger qui arrive d'on ne sait où. On a le sentiment qu'il va échouer, on ne sait pas comment il va s'en sortir. Il fait partie de ces hommes qui ont une revanche à prendre sur eux-mêmes et qui le font payer aux autres. Je ne me glisse pas dans la peau du personnage. Je lui laisse la place. Il n'y a donc aucune différence, aussi étrange que cela puisse paraître, entre écrire un monstre ou un personnage lumineux, ça me coûte la même énergie.

 

Est-ce que dans ce livre il y a votre grande déclaration d'amour à la littérature ?

F. B. - La lecture, c'est le socle fondateur. Il n'y a pas d'écrivain sans lecteur. Ce grand amour de la littérature ne me quittera pas et il me fait découvrir, encore aujourd'hui, des textes extraordinaires. Un écrivain est d'abord un lecteur, il ne peut en être autrement. On construit une œuvre sur des ruines. Ce sont de magnifiques ruines laissées par ces grands auteurs qui m'ont marqué.

 

Dans le roman vous parlez des « ombres qui nous guident sur cette terre ». Que sont ces ombres ?

F. B. - Giono disait : « Ils bâtissent avec des pierres et ils ne voient pas que chacun de leurs gestes pour poser la pierre dans le mortier est accompagné d'une ombre de geste qui pose une ombre de pierre dans une ombre de mortier. Et c'est la bâtisse d'ombre qui compte ». Un livre, c'est une bâtisse d'ombres. Ce sont les ombres portées des personnages. Tout ce qui révèle une vérité et surtout pas une réalité. La réalité n'a aucun intérêt. Ce qui est important, c'est d’asseoir une vérité qui est une interprétation de la réalité.

 

On constate, dans vos livres, que tant qu'il y aura des hommes, il y aura une menace. Avez-vous foi en l'humanité ?

F. B. - Il y a des hommes menaçants, mais il n'y a pas que ça, il y aussi des hommes et des femmes très lumineux. Il faut de l'obscurité pour que la lumière se révèle. J'ai foi en l'humain quand il fait l'effort de rester humain. Je n'aime pas l'humanité qui répète, qui suit. Je ne suis surtout pas un donneur de leçon, mais à un moment donné il faut travailler, il y a un effort à donner. La paresse est une plaie qui dessert l'humanité.

 

Dans une vallée, à Gour Noir, il y a un village dirigé par un homme, Joyce, tyran mégalo, qui possède un barrage, une centrale hydraulique, des rues à son nom, des sbires à ses ordres. Et puis, il y a une famille. Elie, le grand-père, avec une jambe en moins, sa fille Martha, femme pieuse qui voulait douze enfants, douze apôtres à asseoir à sa table, son mari, Martin, un taiseux qui fréquente souvent le bar L’Amiral et travaille à la centrale. Et leurs quatre enfants : Luc, le simplet qui se prend pour Jim Hawkins de L'Île au trésor, Marc, toujours le nez dans les livres, Mathieu, fervent défenseur de la Nature et Mabel, une jeune femme pleinement maîtresse de ses désirs, à la liberté qui dérange. Dans ce roman, il y aura des drames intimes, des drames collectifs, des sentiments exacerbés, des ombres, mais surtout de la littérature avec un grand L, celle faite des mots dont sont constitués les hommes, les paysages. Une aventure magnifique.

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