Le mot « désir » revient souvent dans le roman. Que mettez-vous derrière ce mot ?
Nina Bouraoui - On a souvent dit que j’étais un écrivain du désir. Mais c’est un vrai roman, les éléments autofictionnels sont passés au tamis de l’imagination et du travail poétique. J’ai revisité mes thèmes favoris comme l’Algérie. Madame Akli habite sur les hauteurs d’Alger, dans les années 1970. À l’intérieur de ce territoire qui ne veut pas d’elle, elle a créé un jardin botanique où elle écrit toutes ses névroses, ses sentiments les plus vils, les plus étranges, ses obsessions. C’est, avant tout, un livre hommage à toutes ces femmes françaises qui ont fait le voyage à l’envers, après 1962. Lorsque des Françaises quittaient l’Algérie, d’autres s’installaient dans ce pays, avec un idéal politique, révolutionnaire, comme ma mère. C’est aussi un hommage aux femmes en général, celles qui refusent de construire un destin personnel au profit de leur famille, de leur mari. Ce livre est l’histoire d’une ménagère, sans clichés, avec une description des tâches domestiques mêlées aux névroses. Je reste persuadée que le climat ambiant d’un pays peut électriser les esprits. Madame Akli observe la montée de l’islamisme : un climat très pesant, très angoissant. J’en reviens au désir. Cette tension va passer par son désir : la fin du désir pour son homme et le début d’un désir totalement destructeur pour Catherine Bousba, la mère de Bruce, cette petite fille qui m’a permis de revisiter le thème de l’identité, du genre, à travers un enfant qui n’occupe pas son genre et qui travaille à devenir quelqu’un d’autre.
Madame Akli a un regard très critique sur elle-même, dit qu’elle ne « se désire pas ». Pour désirer l’Autre, faut-il d’abord se désirer soi-même ?
N. B. - Madame Akli tient quotidiennement ses carnets dans ce jardin à la fois magnifique et étouffant de mimosas, de bougainvilliers, de jasmins. Ce livre raconte un ennui habillé par la chair des fleurs, la chair des mets aussi, car elle cuisine beaucoup, des rôtis, des poulets, des tartes. C’est aussi l’histoire d’une névrosée : elle boit tous les jours, elle se raconte à travers toute sa détestation. Elle est hantée par des fantasmes très brutaux d’amants imaginaires, autoritaires, au contraire de son mari, plutôt aimant et soumis. Elle raconte sa passion pour son fils, sa seule possession. Madame Akli absorbe tout le malheur de la terre algérienne et de son passé. C’était important de faire le récit d’une névrose dans un pays qui est en destruction poétique, un pays sublime mais peuplé par beaucoup de folie, de violence. L’Algérie a toujours été une terre d’invasion, de colonisation, une terre mouillée de sang. Madame Akli raconte la chute de cet Empire algérien et la seule façon de se raccorder à cette sensualité qu’elle n’a pas, c’est à travers le personnage de Catherine Bousba, cette femme énigmatique, avec des amants, très belle, tout son inverse. Je voulais raconter comment l’on peut désirer l’objet de notre haine.
Votre écriture est très sensuelle, charnelle, comment la travaillez-vous ?
N. B. - Plus que sur les autres sens, j’avais envie de travailler sur le regard, la photographie. Madame Akli a toujours un polaroid avec elle. Elle photographie son mari, son fils, Catherine, sa fille Bruce – cet être complexe et complexé qui possède un pouvoir, un charme noir –, comme elle photographie ses pensées. L’écriture devait ressembler aux images qui se développent lentement. Cette révélation de l’image étrange, avec des couleurs poétiques, a donné la couleur du texte. Je me suis souvent définie comme une artiste-poète. En tant qu’écrivain, j’habite le réel, je le restitue mais je suis aussi en dehors de celui-ci, spectatrice, voyeuse. Madame Akli ne me ressemble pas du tout. Cette femme haineuse, homophobe, intolérante, raciste rassemble toute la part de Mal que nous avons en nous. Malgré ça, on éprouve une tendresse pour elle car elle souffre de la « maladie de la mélancolie ». C’est un destin brisé. Le livre possède une tension : Madame Akli prépare une immense vengeance, qui explique le titre, « Satisfaction », en référence à la chanson des Rolling Stones.
La musique est très présente dans vos romans. Pourquoi ce choix de chanson et quelle couleur ce titre donne-t-il à votre roman ?
N. B. - J’avais écrit beaucoup d’autofictions mais le roman me séduit de plus en plus. Je sais maintenant mener une intrigue. J’ai dû revisiter mon passé pour le restituer sous forme romanesque, fausse, mensongère, mais avec des piliers de vérité. Ce morceau s’est imposé car je voulais vraiment raconter l’histoire de la jalousie, de l’envie, de l’obsession, de l’ambiguïté entre deux femmes, mais plutôt une ambiguïté de superposition plutôt que sexuelle. J’ai mis du temps à trouver la forme et le temps accordé à cette histoire. J’ai finalement choisi une année de la vie de cette femme et la forme du carnet, comme un journal intime qui mêle roman, récit, fragmentation du quotidien. Le titre a été le détonateur. Cette chanson très rock’n’roll correspond à Madame Akli qui est dans une destruction totale.
À propos du livre
Madame Akli est une femme qui quitte la France par amour pour son mari Brahim, dans les années 1970, pour rejoindre l’Algérie avec leur fils, Erwan. L’histoire récente des deux pays fait que son arrivée et son installation se déroulent dans un climat plutôt hostile. Elle comble la solitude de ses journées en écrivant dans des carnets, sur la terrasse de son jardin, à la fois refuge et prison. Cette femme est torturée par tout un tas d’obsessions chaotiques, une crise du désir pour son mari, pour elle-même, une passion folle pour son fils. Et un quotidien qui va voler en éclats avec l’irruption dans leur vie de Bruce, une amie de son fils, volontairement androgyne, et surtout de la mère de cette dernière, Catherine, une femme belle, libre, l’opposée de Madame Akli, pour qui elle va développer un désir, une passion dévorante. Un roman du désir et de la mélancolie, poétique, fort, passionnant. Encore une très belle réussite !