Juge aux affaires familiales, Fiona est habituée à prendre des décisions importantes tout au long de la journée. Mais lorsque son mari lui annonce qu’il envisage, à 50 ans passé, d’avoir une relation avec une jeune femme, Fiona se sent dépourvue. C’est alors qu’elle doit statuer sur un cas urgent, vital. Adam, un jeune homme de 17 ans atteint d’une leucémie refuse la transfusion sanguine qui pourrait permettre à son traitement d’être plus efficace et de lui sauver la vie. Pourquoi ce refus ? Sa religion (lui et ses parents sont témoins de Jéhovah) le lui interdit. Bravant le protocole, Fiona se rend à l’hôpital pour rencontrer ce jeune homme prêt à mourir par conviction, et ses parents sur le point de sacrifier leur enfant au nom d’un précepte religieux. C’est à nouveau dans un récit « contre la montre » que nous plonge McEwan. L’urgence est ici vitale. Il prend néanmoins le temps d’installer un cadre, de nous faire découvrir les coulisses d’un métier fascinant et de nous mettre face à des questions existentielles comme : « qu’est-on prêt à faire dans l’intérêt de l’enfant ? »
Page — Le personnage principal de votre dernier roman L’Intérêt de l’enfant est Fiona, une femme d’une cinquantaine d’années, juge aux affaires familiales, sans enfants, dont le couple traverse une crise importante. Le roman est écrit à la troisième personne, mais du point de vue de Fiona. A-t-il été difficile de se glisser dans la peau de ce type de personnage ? De quel personnage de votre livre vous sentez-vous le plus proche ?
Ian McEwan — Entrer dans l’esprit d’un autre est un des éléments fondamentaux de toute fiction, c’est également essentiel pour notre conscience morale. C’est difficile à faire, mais tellement fascinant et agréable. Les lecteurs se demandent souvent comment un écrivain peut incarner une femme et vice versa. Mais ce n’est pas plus compliqué qu’un homme qui incarne un enfant, ou un vieillard un jeune. Ou simplement incarner l’Autre. Quant à la proximité, je me sens proche de tous ces personnages. J’ai eu besoin de vivre à l’intérieur de la tête de Fiona, comme j’ai essayé de rendre sympathique le père témoin de Jéhovah, et de mettre un peu de moi dans le personnage de son fils, Adam, en me souvenant de l’impétueuse curiosité que j’avais adolescent.
P. — Vos derniers romans mettent en scène des personnages avec de hautes responsabilités (agent secret, scientifique, chercheur en médecine...). Ici, Fiona est juge aux affaires familiales. Vous avez probablement dû fournir un grand travail de documentation concernant ces professions. D’ailleurs, à la fin de votre livre, vous remerciez les personnes qui ont pu vous aider dans vos recherches. Quelle est la part de cette préparation documentaire par rapport au travail d’écriture lui-même ?
I. McE. — Des recherches ont en effet été nécessaires et j’ai la chance qu’un juge aux affaires familiales ait pu répondre à mes questions, dont beaucoup doivent l’avoir frappé par un côté pratique auquel il ne s’attendait pas. Intégrer des remerciements à la fin d’un roman a toujours été un passage obligé pour moi. C’est une façon de faire tomber le rideau sur l’histoire et de rejoindre le monde réel. Comme un « rappel » à la fin d’un spectacle, si vous préférez.
P. — La famille est un thème inépuisable. Aujourd’hui, il existe de plus en plus de configurations : divorce, famille recomposée, homo-parentale, mono-parentale... Ce qui est au cœur de toutes ces compositions reste l’amour que l’on choisit de donner (ou pas) à nos proches. Considérez-vous qu’un des rôles de l’écrivain soit de chercher un sens à cela ?
I. McE. — Le roman est un instrument parfaitement accordé pour explorer l’intimité. Nos relations les plus profondes, qu’elles soient sexuelles, amicales ou familiales, sont autant sources de joies que de peines. Rien dans nos vies ne reste figé bien longtemps. D’où la relation complexe du roman avec la temporalité. Je ne dirai pas que le roman doive donner un sens à la vie privée, mais il peut l’explorer en profondeur. C’est au lecteur de donner un sens à tout cela.
P. — Ce roman parle de religion, particulièrement des témoins de Jéhovah, et d’une manière plutôt négative. Avez-vous songé à la façon dont certaines personnes allaient accueillir ce livre ? Était-il important pour vous de nommer cette religion ? Après sa parution en Angleterre, avez-vous eu des ennuis avec cette communauté ?
I. McE. — En dépit de leurs étranges croyances, les témoins de Jéhovah sont plutôt pacifistes (mais pas de grands lecteurs de romans, à vrai dire). Je n’ai, jusqu’à présent, eu aucun souci avec eux. Dans la scène du tribunal et à d’autres moments, j’ai essayé de donner une explication compréhensive de leur opinion sur la transfusion sanguine. Mon point de vue est qu’un système légal laïque, rationnel et compatissant, offre de meilleures solutions aux problèmes moraux qu’un système basé sur une foi et reposant sur des textes sacrés.
P. — Il y a une scène dans le roman où Fiona et Adam partagent un moment particulier, spécial, qui leur donne l’impression de se comprendre l’un l’autre. Lors de cette scène, Adam joue du violon sur un morceau que Fiona chante. Adam écrit, par ailleurs, des poèmes. Croyez-vous que l’art a vocation à rapprocher les êtres humains, à les aider à se révéler à eux-mêmes ?
I. McE. — Je pense, parfois, que jouer de la musique ensemble est ce qui nous rapproche le plus d’une forme d’utopie. Ça fonctionne car c’est éphémère. (Par contre, je pense que la quête des utopies est destructrice, souvent meurtrière). En général, oui, l’imagination que l’on utilise pour créer une œuvre d’art, quelle que soit sa forme, est ce qui se rapproche le plus de ma conception profane de la transcendance – une sorte de rapprochement entre les êtres humains sans aucune pression religieuse.