Littérature française

Pierre Guyotat

Idiotie

illustration

Chronique de Aurélie Janssens

Librairie Page et Plume (Limoges)

L’œuvre de Guyotat se mérite. Styliste hors pair, ses phrases sont autant de fils délicats et obscurs qui ne révèlent leur majesté que pris dans leur ensemble et sous une lumière bien particulière.

Certains textes sont néanmoins plus accessibles que d’autres. C’est le cas de ses textes autobiographiques (Formation, Arrière-fond) comme Idiotie. Il y raconte ses années de formation, après le lycée, de 18 à 22 ans, de 1959 à 1962, à Paris puis en Algérie durant la guerre. Loin de dérouler un récit fluide et narratif, il préfère une succession de tableaux que l’on observerait de très près, les sens en éveil. Son écriture fiévreuse, méticuleuse, brute, maîtrisée raconte l’accouchement. Celui d’un écrivain et des débuts d’une œuvre. Comme tout accouchement, celui-ci se fait de manière triviale, dans les fluides corporels en tout genre, les odeurs, le sang, la chair à vif. Il raconte ces corps féminins, les duvets, les croupes et les plis, explorés, découverts, observés, sentis, expérimentés. Mais il y a aussi les corps de ces hommes, de ce collectif, en Algérie, dans les chambrées. Ces corps qui vivent, qui exhalent, se touchent dans leur vitalité mais aussi, guerre et violence faisant loi, dans leur mortalité. Ces observations, cette absorption du réel, sont dès lors digérées, transformées en matériau, comme une nouvelle chair à façonner, une glaise sous les doigts du poète qui se construit. Le récit oscille entre une célébration des sens et du corps et un esprit en formation qui tente d’appréhender le monde, qui veut être libre quitte à devoir se rebeller (et être enfermé trois mois dans un cachot en Algérie pour « atteinte à la morale de l’armée »), un homme qui se vit dans ses expériences corporelles mais qui tente aussi de trouver sa place dans un collectif, que ce soit à l’armée, dans sa propre famille, dans la société. Ce récit initiatique contient les clefs d’une œuvre, sa genèse, chaque détail y a son importance. L’Art et la Création mêlés au trivial.

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