Essais

George Orwell

Sommes-nous ce que nous lisons ?

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Chronique de Aurélie Janssens

Librairie Page et Plume (Limoges)

« Au commencement était le Verbe […] Tout fut par lui et sans lui rien ne fut. […] Et le Verbe s'est fait chair et il a campé parmi nous » (Évangile selon St Jean). On représente souvent l'écrivain comme un démiurge qui donne vie grâce aux mots. Les personnages, les lieux, les émotions, s'incarnent, se matérialisent sur le papier, dans les livres.

Le choix du mot, de la langue, du sujet, de l'histoire : tout a son importance pour l'écrivain. Pourtant « très peu de gens possèdent de véritables dispositions artistiques. Il est donc tout aussi malséant qu'improductif d'aggraver les choses en tentant sa chance dans cette voie. Si jamais vous êtes saisi par une envie soudaine et impérieuse d'écrire, avalez un truc sucré, ça passera. Non, l'histoire de votre vie ne fera pas un bon livre. N'essayez même pas ». Derrière cette sentence de Fran Lebowitz se cache une interrogation profonde : toutes les histoires sont-elles bonnes à raconter ? Si l'histoire de votre vie ne fera peut-être pas un bon livre, celle des Autres ou celle de soi en tant qu'Autre peut en revanche devenir intéressante. L'écrivain se fait alors la voix de ceux qui ont été oubliés, les fantômes, ceux que l'on a réduits au silence. Tel un explorateur, il parcourt les ruines du passé à la recherche des âmes perdues pour leur donner corps. C'est une volonté viscérale que l'on retrouve dans la majeure partie des textes qui composent Le Grand Tour. À l'occasion de la présidence française de l'Union européenne, Olivier Guez a demandé à vingt-sept écrivains, un par État membre (Jens Christian Grøndhal, Lidia Jorge, Sofi Oksanen, Lize Spit, Colm Tóibin...), d'écrire un texte sur « des lieux évocateurs de la culture et de l'Histoire du continent », regrettant cette image de l'Europe économique, politique, froide et désincarnée, un édifice monumental qui aurait oublié de consolider ses fondations. De la même manière qu'autrefois les aristocrates parcouraient l'Europe pour contempler les chefs-d’œuvre, il invite les lecteurs au voyage en montant à bord de ce qu'il nomme ce « Trans-Europe-Express utopique ». Chaque texte devient dès lors un espace de liberté qui abolit les frontières, crée des rencontres, raconte les cicatrices et les fantômes mais aussi la vie, l'amour, l'humanité. Et les écrivains du passé dialoguent avec ceux d'aujourd'hui pour tisser un lien et créer du sens.
Cette envie de dialogue, de rencontres se retrouve aussi dans l'ouvrage coordonné par Leïla Slimani Nos langues françaises où elle invite des personnalités du monde des arts et des Lettres (Faïza Guène, Angélique Kidjo, Dai Sijie, Lilian Thuram...) à s'exprimer librement sur la place que la langue française occupe, pour chacun, dans leur histoire personnelle. Cette anthologie est publiée en préfiguration de l'ouverture de la Cité internationale de la langue française au château de Villers-Cotterêts. Le pluriel du titre a son importance tant la manière dont le français s'est propagée à travers le monde (jusqu'à devenir langue officielle par la force) semble complexe. Et si « une langue ne suffit pas à réparer les injustices », elle peut en revanche être « un outil de réconciliation et d'affirmation de soi » selon Leïla Slimani. Ses invités nous montrent à quel point la langue peut devenir un espace de liberté, d'expression. Elle peut être changeante, nourrie de ceux qui la parlent à travers le monde. « La littérature devient mon pays, ma langue, le seul endroit où je peux être qui je veux, loin des représentations racistes et des déterminismes sociaux » (Beata Umubyeyi Mairesse).
Fort de ces idéaux, vous voulez vous lancer dans les métiers du livre ? Deux ouvrages vont vous ramener à la réalité. Du symbolique au trivial, il n'y a qu'un pas ! Avec Sommes-nous ce que nous lisons ?, Orwell revient de manière plus pragmatique ou lucide sur ses expériences de lecteur ou plutôt d'acheteur de livres, essayant « d'établir une corrélation entre le prix des livres et la valeur que l'on en retire », mais aussi son expérience de libraire où l'on côtoie grand nombre de « casse-pieds ». Les journées sont longues, « c'est une vie qui use la santé ». Quant à son expérience de critique littéraire, il n'en retire pas une grande satisfaction non plus : « encenser des bouses », « brasser du vent », le critique littéraire « jette son âme à l’égout, petit morceau par petit morceau ». Un type de romans pique particulièrement sa curiosité, « les bons mauvais livres » :« des œuvres dénuées de toutes prétention littéraire mais qui demeurent lisibles durant les pénuries de productions plus sérieuses ».
Il semblerait que Fran Lebowitz, par bien des aspects, soit aussi critique qu'Orwell sur ce qu'elle observe du monde et de ses concitoyens. Le titre de son ouvrage est éloquent : Pensez avant de parler, lisez avant de penser. Cette injonction mi-drôle, mi-acerbe résume à elle seule le ton des textes compilés dans ce livre. Son métier de satiriste lui donne le droit d'avoir une opinion sur à peu près tout (les enfants, les écrivains, les propriétaires...) et de l'exprimer comme bon lui semble (toujours avec pertinence et impertinence). On l'imagine aisément sur l'épaule d'un Dieu-écrivain créant l'Homme à son image prononcer avec une moue dubitative un « Peu mieux faire » lapidaire !

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