Essais

Linda Lê

Chercheurs d’ombres

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Chronique de Aurélie Janssens

Librairie Page et Plume (Limoges)

Depuis qu’elle a quitté le Vietnam en 1977, Linda Lê ne cesse d’y revenir. Parfois une petite touche, un élément, une toile de fond, mais surtout un élément constitutif de beaucoup de ses personnages, comme un membre fantôme qui lui permet d’évoquer deux thèmes majeurs de son œuvre : l’exil et la part d’obscurité que l’on porte en soi.

Les héroïnes, qui donnent le titre au roman de Linda Lê, le sont par la fiction, bien entendu, mais aussi par leur destin. Ces trois femmes sont trois visages de l’exil, trois motifs, trois façons de le vivre. Un peu comme une enquête, leur portrait est esquissé par bribes dans la correspondance entre un jeune étudiant et une photographe. Lecteur de Kafka, embourbé dans une thèse qu’il hésite à abandonner, c’est lors d’une promenade au bord du Lac Léman qu’il voit dans une galerie la photo d’une chanteuse vietnamienne qui vit désormais aux États-Unis. Il est troublé, fasciné par cette photo. Il contacte la jeune femme qui a pris ce cliché. Elle raconte comment, pour gagner la confiance de la chanteuse, elle a appris le vietnamien grâce à ses chansons. Cette chanteuse a une image assez sulfureuse de séductrice, de croqueuse d’amants. Elle, qui chante essentiellement des ballades sentimentales, se considère comme « la voix du Vietnam à l’étranger » et a bien du mal à acquérir une crédibilité dans ce rôle d’ambassadrice. Il est une autre Vietnamienne en exil qui, en revanche, recueille tous les suffrages. On l’appelle « la maquisarde » ou la « dissidente ». Elle habite avenue de Choisy et, de son exil obligatoire, utilise ses mots contre les Américains puis contre ce régime communiste (et surtout ses dérives) qui a poussé des générations de Vietnamiens sur les routes de l’exode. La troisième femme dont il est question dans l’ouvrage est la demi-sœur de la chanteuse, issue de la double vie de son père. Elle s’est exilée en Carinthie où elle a épousé un baron pour son plus grand malheur. Ces trois femmes et les jeunes gens qui les évoquent sont autant de visages d’un exil qui fait ou défait des destins, un poids, une histoire, dont l’auteure se demande si la charge doit continuer d’être portée par les générations suivantes. Une obscurité que l’on porte en soi et qui fascine Linda Lê au point d’en faire un moteur essentiel de la plupart de ses œuvres. C’est aussi le cas, mais sous une autre forme, dans Chercheurs d’ombres qui paraît en même temps chez son éditeur Christian Bourgois. Un recueil de textes inédits qui évoquent les figures de ceux qui « ont été dévorés par l’ombre ». Par ce travail, elle cherche à « permettre à la part obscure d’entonner l’éloge de ce qui chante dans les ténèbres ». Elle y évoque Depardon, Bruno Schulz, Ida Lupino, Joë Bousquet, Sharunas Bartas, Cristina Campo, Antonin Artaud, mais aussi Alejandra Pizarnik, et encore bien d’autres. Tous ont, à un moment donné, questionné leur part d’ombre pour créer. Linda Lê livre dans ces pages un hommage poignant et vibrant à la création artistique et rend hommage à ces « chercheurs d’ombres » qui ont dû affronter ce qui les dévoraient pour accoucher d’œuvres magistrales. Tous les textes sont d’une justesse et d’une lucidité poétique incroyables. Qu’il soit intérieur ou bien réel, l’exil, le déracinement, ce mouvement tantôt violent, tantôt salvateur, est comme la lumière au bout du tunnel dans l’œuvre de Linda Lê, car chez elle, ombres et lumières mènent une danse magnifique, un tourbillon où l’on aime se perdre.

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