Littérature étrangère

Laura Kasischke

Esprit d’hiver

illustration

Chronique de Linda Pommereul

Librairie Doucet (Le Mans)

Auteure de La Vie devant ses yeux, consacré au traumatisme d’une survivante après une tuerie dans un lycée américain, ou de La Couronne verte, périple apocalyptique de deux adolescentes à Cancun, Laura Kasischke publie Esprit d’hiver, roman subtil et dérangeant sur les relations mère/fille.

Holly se réveille le matin de Noël avec une étrange sensation, l’impression désagréable qu’un événement va se produire et gâcher cette belle journée. Malgré les efforts de son mari pour la rassurer, le malaise grandit. Ne la quitte plus. Elle pense que cela concerne sa fille Tatiana, qu’elle a adoptée seize ans plus tôt en Russie. Laura Kasischke met en place un système diabolique destiné à placer le lecteur sous tension. Vous n’arriverez plus à vous détacher de ce récit envoûtant. Maître dans l’art du suspense, l’auteure est aussi la reine incontestée de l’exploration psychologique. Elle étudie et dissèque les relations humaines, notamment féminines, et explore leur part la plus intime et la plus secrète. Dans Esprit d’hiver, les jalons s’imbriquent tout au long du récit en semant des indices imperceptibles et créent une atmosphère si pesante qu’elle en devient presque irréelle. Le quotidien d’une famille tranquille se transforme en source d’inquiétude et d’angoisse. Reine du chaos, Laura Kasischke plonge ses personnages dans le doute et le trouble. Les moments de répit sont rares. Le drame menace. Pour intensifier l’effet dramatique, une tempête s’abat sur la ville et bloque toute circulation, isolant davantage encore Holly. Son mari se retrouve bloqué à l’hôpital où il a dû conduire ses parents de toute urgence. Les invités se décommandent les uns après les autres et Holly se retrouve seule avec sa fille. Commence alors un huis clos infernal. Car sans que le lecteur comprenne pourquoi, Tatiana, qui d’habitude est une jeune fille calme et agréable, adopte un comportement étrange et singulier. Dès le lever, elle semble en colère et accable sa mère de reproches. Le malaise s’accentue, car à la gêne éprouvée par Holly devant le comportement peu cohérent de sa fille, se conjuguent désormais la violence des propos échangés par les deux personnages. Non seulement l’humeur de Tatiana alterne entre douceur et agressivité, mais elle passe son temps à changer de vêtements, agaçant davantage sa mère… Mi-ange, mi-démon, la provocation vestimentaire de la jeune fille exacerbe le trouble d’Holly. Annonce d’une catastrophe imminente, des incidents domestiques perturbent les réflexions de cette mère qui se demande si les années d’orphelinat ont pu perturber et fragiliser l’esprit de sa fille. Puis elle glisse vers un sentiment plus diffus, fait de frustration et de déni. Elle se souvient des voyages en Russie, de la souffrance de cet enfant et de la lenteur du système. Elle se souvient aussi qu’elle a renoncé à l’écriture pour s’occuper de cette fille tant désirée. Malgré tout son amour et sa patience, elle se sent désemparée et démunie devant « Tattie » qui a tant grandi. Laura Kasischke distille avec un incroyable talent stylistique le désordre et l’horreur. La narration ciselée se fait coupante, donnant au récit un rythme haletant et oppressant jusqu’au final hypnotique. Un texte exceptionnel qu’on ne lâche pas et qui ne vous lâche pas. Un des événements littéraires de la rentrée.

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