Littérature française

Blandine Rinkel

Les yeux dans les yeux

L'entretien par Linda Pommereul

Librairie Doucet (Le Mans)

Avec son nouveau roman, Vers la violence, Blandine Rinkel nous offre un récit puissant, une variation originale sur le poids de la famille et son influence. Elle dit avec force le prix à payer pour une émancipation à marche forcée. Comment se construire quand le seul héritage reçu est celui de l’absence, de la joie et de la violence ?

Vers la violence, pourquoi le choix de ce titre ?

Blandine Rinkel - J’ai voulu un titre plus frontal. J’en avais assez de mes titres à rallonge un peu proustien comme Le Nom secret des choses. Je souhaitais quelque chose d’un peu plus disruptif. Et le choix de ce titre était une promesse, non une inquiétude.

 

Dans ce contexte, comment est venu ce roman ?

B. R. - Il est venu par strates successives. Quand j’écrivais, j’avais l’impression d’être sur un lac gelé et de voir des formes en dessous. Ma manière d’accéder à la vérité n’a pas été d’aller vers l’autofictif mais au contraire d’aller vers la fiction, de traquer la vérité en construisant une histoire. Hitchcock disait que mettre une bombe sous la table permettait de tout faire !

 

Ce roman traite de la famille, à travers le personnage de Lou, la fille, et de Gérard, son père. J’ai lu votre livre plusieurs fois et au fil de mes lectures, mon regard sur les personnages a changé, notamment sur le père.

B. R. - Gérard est flic, un homme corpulent qui porte une certaine brutalité dans son corps et dans sa manière de vous regarder. Un homme qui se rêve pionnier au sens américain du terme mais qui se sent coincé dans la France « moyenne » des années 1950. Il se fantasme comme dans un western et à tendance à romantiser la violence, la brutalité.

 

D’ailleurs Lou voue une sorte de culte à ce père, grand raconteur d’histoires et partenaire de jeu idéal. Mais il porte en lui une grande colère qui éclate parfois sans prévenir.

B. R. - Sa fille adore le voir faire des tours de magie, notamment celui de la pièce qu’il cache dans son biceps. C’est drôle, ludique. Pourtant, avec ce tour, Gérard montre surtout sa force. Il impressionne. On doit garder le silence et attendre la fin sinon adviendra ce qu’il adviendra !

 

Car avec Gérard, il y a des menaces, des phrases terribles. Lou va se construire avec ce modèle, avec ce poids. Dans ce roman, il est question d’identité, de choix, de rupture. En grandissant va-t-elle regarder son père différemment ?

B. R. - La violence que lui inculque son père devient paradoxalement une force. C’est un sujet sur lequel j’ai voulu écrire. Je voulais raconter l’ambiguïté de la vitalité et de la violence. Car j’ai l’impression que dans notre époque, quand on évoque la violence, c’est surtout pour la mettre à distance. Mais on parle peu de ce que nous portons en nous, ce que Gérard appelle « la sensation du couteau ». Ce sont ces moments pris sur le vif où nous sentons que la réalité vacille : on sent la montée d’adrénaline, tout peut arriver. À ce moment-là, on se sent plus que vivant. Gérard, par son vécu, est dans une forme de survie. Il est entouré de morts dont il est responsable, ces silhouettes sous la glace qui sont les fantômes qui hantent l’enfance de Lou. Il a survécu à la mort. Un mélange de fascination et de terreur, de sidération. Quand Lou grandit, cette sidération devient une force, un moteur. Une idée délicate mais profondément féministe, bien qu'elle ne soit pas féministe au sens où l’entendent souvent les médias.

 

Lou devient danseuse et par la danse, elle va interroger son rapport au corps.

B. R. - Quand on pense à une danseuse, on s’imagine souvent quelque chose de léger et de gracieux mais à un haut niveau, c’est surtout des efforts et de la technicité, une manière de contraindre son corps. Elle l’envisage seulement ainsi. Puis elle s’ouvrira à quelque de plus abyssal et de plus enchanté. Mais je tenais aussi à défendre l’idée que la danse relève surtout d’un effort inimaginable alors qu'on l’associe à une certaine forme de féminité.

 

Malgré les épreuves, Lou va faire des choix et renaître.

B. R. - Je crois que nous sommes déterminés. Mais ces déterminismes, nous pouvons les tordre. Pour cela, il faut les regarder en face. Il y a une certaine forme de violence à le faire mais c’est en passant par cette violence, en plongeant, que l’on arrive à une autre réalité par en dessous et qu’il ne faut pas craindre de regarder ce qui nous fait violence.

 

À propos du livre
Dans ce récit sensible et inspiré, Blandine Rinkel célèbre le pouvoir des mots à travers le portrait intime d’un père et de sa fille. Gérard est un père possessif qui vampirise autant qu’il fascine sa fille Lou, ainsi que tout son entourage. Aimé de tous, Gérard est un raconteur d’histoires, le compagnon idéal qui hante de sa présence le quotidien de sa fille à coup de mots chocs et de phrases terribles. Blandine Rinkel saisit la complexité de l’ordinaire et de nos ambivalences. Orchestrant différents niveaux de narration, l’auteure interroge les mécanismes de la violence, de l’amour, de la culpabilité et de l’indépendance. Mais aussi la capacité de chaque individu à regarder son histoire les yeux dans les yeux et à ne plus avoir peur de l’ogre.