1720, la Salpêtrière. On demande à la supérieure de trouver une centaine de volontaires pour une mission, laquelle ?
Julia Malye La mère supérieure doit trouver une centaine de femmes qui seront envoyées en Louisiane. Les femmes les plus « vertueuses » sur le chemin du repentir partiront pour la Louisiane, afin d’épouser des colons. On leur a vendu monts et merveilles : elles pourront trouver de l’or, des topazes, des pierres précieuses. Elles arrivent dans un pays infesté de moustiques où elles doivent se marier avec des étrangers au moment où, en France, personne ne croit plus en cette colonie. Pourtant, elles vont devoir rester.
Vous avez mis sept à huit ans pour écrire ce roman. D’autres romans le précèdent car la littérature et l’écriture sont rentrées de manière précoce dans votre vie.
J. M. J’écris depuis que je sais tenir un stylo, pour le meilleur et pour le pire. Ce livre est un projet d’une autre envergure. Déjà, il a grandi entre deux langues. C’était un exercice auquel je ne m’étais jamais livrée. Je l’ai d’abord écrit en anglais lors d’un master de création littéraire aux États-Unis. C’est là que je suis tombée sur cette histoire oubliée. Cela me paraissait naturel d’écrire en anglais ce roman profondément transatlantique. Cela m’a paru beaucoup moins évident quand je suis rentrée en France, de continuer dans cette langue alors que j’en parlais une autre toute la journée. Mais ce livre a vraiment grandi entre deux langues, comme des jumeaux bilingues. Naviguer entre deux langues à la recherche du mot juste, constater comment une image peut varier d’une langue à une autre est une façon très intime d’éclairer le processus d’écriture et créatif.
Processus d’écriture mais aussi processus de documentation. Comment travaille-t-on sur un sujet qui se passe en 1720 quand les archives se font rares ?
J. M. On tâtonne énormément. On se heurte aux moindres détails. On passe de la Salpêtrière à la Louisiane avec un voyage de plus de trois mois sur un bateau. Ce sont des recherches qui m’ont menée dans des endroits complètement inconnus. J’ai même visité un trois-mats au Havre. Et puis c’est un travail de recherche entre la France et les États-Unis ; vous apprenez que les archives ont brûlé plusieurs fois. Pareil à la Nouvelle-Orléans. J’ai beaucoup lu de sources secondaires pour imaginer les destins possibles de ces femmes et proposer d’autres alternatives. J’ai aussi effectué des recherches car écrire du point de vue de Françaises qui colonisent la Louisiane me posait question. Qui elles ont croisé là-bas, notamment parmi les peuples autochtones ? J’ai écrit tout un chapitre autour d’une jeune femme de la nation Natchez et là, évidemment, il y a des sources écrites par des universitaires blancs américains sur une culture traditionnellement orale. J’ai donc retrouvé les traces d’un chef de tribu qui m’a énormément aidée.
C’est aussi un roman qui parle des femmes autour des portraits de trois héroïnes qui se dessinent dans cette aventure vers l’inconnu.
J. M. L’idée était d’écrire des personnages complexes, pour révéler les aspérités de chacun. Pour inventer les personnages de Charlotte, Geneviève et Pétronille, j’ai consulté un livre autopublié d’un des descendants avec qui j’ai pris contact et qui avait recensé toutes les informations qu’il avait pu trouver. À partir de là, j’ai sélectionné des détails biographiques pour les imaginer. Ensuite, j’ai eu à cœur de voir comment chaque destin pouvait ouvrir une fenêtre sur ce que pouvait être une femme en Louisiane à cette époque, à partir même des causes de l’enfermement initial. J’ai choisi une orpheline, une femme qui avait été condamnée pour avoir aidé d’autres femmes à avorter et enfin une autre envoyée à la Salpêtrière par sa famille, comme s’il s’agissait d’une espèce de prison dorée. Ces trois femmes n’ont rien en commun, à part cette aventure qui les attend. Nous découvrons ensuite comment leurs futurs époux détermineront leur devenir. Pas entièrement, bien sûr, puisque la vie réserve son lot de surprises.
Pour terminer, je voulais parler d’une thématique présente dans le roman et qui occupe une place essentielle : la violence sous toutes ses formes et qui n’épargne personne.
J. M. C’est un vrai défi d’écrire cette violence, surtout que cette violence porte différents visages. Celle provoquée par la nature avec ces ouragans à répétition. La violence des guerres. Mais aussi ces petites violences insidieuses du quotidien, beaucoup plus intimes. Comment la retranscrit-on ? Je me suis posé la question car, pendant la traversée, certaines femmes sont violées. Comment met-on les mots ? Comment imagine-t-on la scène, du point de vue de qui ? D’ailleurs, parfois, laisser la violence en sous-texte est encore plus violent. L’important est de toujours interroger le point de vue.
Paris, 1720. Marguerite Pancatelin, la supérieure de la Salpêtrière doit sélectionner une centaine de femmes qui seront envoyées dans les colonies afin de se marier. Compagnes d’infortune, Charlotte, Pétronille et Geneviève traverseront les épreuves dans ce paradis maudit afin de survivre et de trouver leur place. Julia Malye nous propose un roman ambitieux, complexe, porté par de courts chapitres où se croisent les personnages de cette chronique historique et sociale. On sort de ce roman l’imagination en feu, bluffé par le talent de conteuse de Julia Malye et bouleversé par son humanité, sa manière de traquer l’énergie vitale de ses personnages et de sublimer cette nature qui envahit le roman de sa luxuriante sauvagerie. Une histoire unique portée par une écriture remontée du cœur de la mer.