Elle s’appelle Adrian Ramsay, elle est oreille d’or à bord d’un sous-marin. Pour quelles raisons avez-vous choisi d’explorer cet univers ?
Emmanuelle Favier Ce roman est né comme bien souvent d’une rencontre. J’ai rencontré un moniteur de plongée qui, dans une autre vie, était oreille d’or. Les oreilles d’or sont des personnes qui, à bord des sous-marins, écoutent les bruits de la mer pour pouvoir faire la différence entre un banc de crevettes et un sous-marin prêt à les torpiller. Naturellement, cela a fait vibrer la romancière en moi. Je n’avais aucune connaissance de ce milieu. J’ai commencé ma petite enquête. Je me suis rendu compte qu’il y existait des fans absolus des sous-marins, un genre à part entière au cinéma avec des dizaines de films sur le sujet et j’ai compris pourquoi car je suis moi-même tombée dans une folle passion pour les sous-marins !
À bord du sous-marin, nous explorons « ce corps aveugle » qui nous place dans un tout autre rapport à l’autre.
E. F. J L’idée de ce corps aveugle, qui avance uniquement au son, m’interpelait et me permettait de travailler la question du rapport à l’autre. Dans un sous-marin, vous êtes dans une absolue promiscuité. Vous êtes aussi dans une relation à la solitude très particulière, dans une intimité différente. Ce qui permet vraiment de réfléchir à la question de la place que l’on occupe. C’est un peu l’obsession de tous mes livres, la question de l’appartenance, de notre destin, de notre émancipation. Dans le contexte de ce livre, on appartient à un corps. On n’est plus un individu. C’est le prix à payer mais c’est aussi ce qu’on recherche d’une certaine façon. Évidemment, quand Adrian sort du sous-marin, je continue à traiter cette question de l’altérité qui est pour moi fondamentale. Ce fut très grisant pour moi de continuer à raconter la vie ordinaire dans un contexte extraordinaire car les sous-marins sont tout de même porteurs de la bombe atomique !
D’ailleurs Adrian est un personnage complexe qui a beaucoup de difficultés à se définir dans son rapport à l’autre.
E. F. Je crois que les personnages me sont apparus dans une forme de complexité, dans une ambivalence. Adrian, au départ, ce qui la meut, c’est un intérêt scientifique, une volonté d’aventure. Mais c’est aussi une difficulté dans son rapport au monde, aux autres. Dans un sous-marin, on sait exactement ce que l’on doit faire de la seconde où l’on se réveille à celle où l’on se couche. Notre légitimité est absolue puisque notre place, nous l’avons gagnée. Surtout quand on est une femme exerçant un métier habituellement réservé aux hommes. Il n’est alors plus nécessaire de questionner le rapport à l’autre. Ce qui doit arranger Adrian qui n’éprouve pas beaucoup d’empathie pour autrui. Son rapport à l’amour, à la sensualité est aussi compliqué.
D’ailleurs, c’est ce qui va bousculer Adrian, une rencontre. Sa rencontre avec Abel.
E. F. Le personnage d’Abel a ceci de particulier qu’il est aveugle. Là encore c’est une manière pour moi d’interroger notre cécité au monde. Nous avançons sur notre chemin avec l’illusion de tout contrôler et c’est précisément cette sensation de contrôle de sa vie et de son destin qu’Adrian va perdre. Car nous sommes le jouet de nos émotions, de nos névroses, de nos constructions et déconstructions. Sa relation avec Abel va plutôt la déconstruire mais pas au sens où on l’entend aujourd’hui. La question de l’émancipation se fait du point de vue de soi-même, de son histoire, de ce qu’on a cru faire de son destin. Abel, pour le coup, est un personnage plus complexe et sûrement sujet à toutes les interprétations. J’aime avoir des personnages libres, à la disposition du lecteur. Je voulais montrer la tension qui se passe à terre dans les relations humaines, dans le monde des vivants, c’est-à-dire le nôtre. C’est une tentative d’explorer ce qu’on se fait à soi en entrant dans une relation avec l’autre. Pas exactement dans une histoire d’amour mais dans une passion entre deux êtres, même trois !
Lire Écouter les eaux vives d’Emmanuelle Favier, c’est prendre le risque d’une immersion en eaux troubles. Adrian Ramsay est oreille d’or à bord d’un sous-marin de la Royal Navy. Dans le calme des eaux sombres, elle a su trouver sa place, un équilibre. Mais quand elle revient dans le monde des vivants, loin de sa bulle d’acier, son rapport à l’autre est modifié. Elle se lance alors dans une quête d’elle-même en se confrontant aux affres d’une passion incandescente qui la conduira au plus profond d’elle-même où elle découvrira une fracture. Un mouvement inéluctable, une onde de choc qui engloutira le lecteur au fil des pages avec tension et fureur, loin du confort des eaux dormantes.