Vous êtes lauréate du prix du livre France Bleu/Page des libraires 2023. Dans quel état d'esprit êtes-vous ?
Marie Charrel - Très heureuse ! Infiniment reconnaissante envers les libraires qui soutiennent ce livre, envers Page, France Bleu et ma formidable maison d’édition, L’Observatoire. C’est une chance inouïe pour Les Mangeurs de nuit ! Heureuse, aussi, de constater que malgré les difficultés, les libraires se battent, résistent, transmettent leur passion. Ils sont notre fenêtre vers l’altérité et nos livres vivent grâce à eux : merci.
Comment vous est venue l'idée de ce roman qui raconte une part méconnue de l'Histoire nord-américaine, celle des immigrés japonais avant la Seconde Guerre mondiale ?
M. C. - Tout est parti du lieu : la Colombie-Britannique. Je désirais bâtir un roman centré sur la forêt du Grand Ours, en suivant les pas de l’un des premiers creekwalkers, ces promeneurs de rivières comptant les saumons. Or, le lieu où je projetais l’histoire a également abrité des camps d’internement japonais à la même période. Impossible de ne pas en parler.
Vous êtes journaliste de formation : pourquoi avoir choisi la forme romanesque ?
M. C. - Le roman et le journalisme sont bien sûr deux exercices différents – bien qu’ils utilisent des techniques communes, comme l’enquête. Même s’il est bâti, comme celui-ci, sur des faits réels, le roman permet d’incarner l’Histoire à travers des personnages, d’explorer leur intériorité, leur parcours avec une plus grande liberté. Il ausculte la nature humaine de façon complémentaire à celle du journalisme.
D'ailleurs entre Jack, le creek walker et Hannah la Japonaise, c'est une rencontre improbable que seule la fiction permet !
M. C. - Improbable mais pas impossible ! À ce propos, la réalité dépasse parfois la fiction. L’Histoire ne manque pas d’individus hors du commun, que l’on qualifierait volontiers de peu crédibles s’ils étaient de purs personnages de roman. C’est par exemple le cas de Sylvin Rubinstein, ce danseur de flamenco évoqué dans mon précédent roman. Pendant la Seconde Guerre mondiale, il s’est travesti en femme pour tuer des nazis et a noué une amitié avec un officier résistant de la Wehrmacht. C’est tellement fou ! Savoir qu’il suffit de se plonger dans les archives pour dénicher de telles personnes est très inspirant.
Vous confrontez deux destinées, deux solitudes dans un roman qui, par bien des aspects, est universel.
M. C. - La capacité de deux individus à se reconnaître, s’aimer, nouer une amitié en dépit de leurs différences, comme Hannah et Jack, est ce qui fait de nous des êtres humains – il y a sans doute là une forme d’universel, oui, qui explique pourquoi des histoires écrites en d’autres temps et d’autres lieux nous touchent. Dans un autre registre, il est déroutant de constater que le rejet de l’autre, en raison de sa différence ou de ses origines, se reproduit régulièrement dans l’Histoire, en particulier en période de crise, quel que soit le continent. En cela, le destin d’Hannah et sa famille résonne avec beaucoup d’autres.
Contes nippons et légendes amérindiennes sont au cœur de ce roman qui convoquent des mondes engloutis. Une manière de célébrer le vivant et la nature ?
M. C. - Absolument. Le vivant, la forêt et ses créatures, personnages à part entière du livre, existent par Hannah et Jack, qui sont partie prenante de ce monde sensible, par les légendes amérindiennes animistes mais aussi par la poésie des contes nippons. Je crois que la capacité de se connecter au vivant et celle de vibrer en écoutant un poème relèvent de la même sensibilité. C’est parce que cette sensibilité est aujourd’hui émoussée que la destruction de notre planète ne suscite pas de véritable mobilisation collective.
Raconter des histoires, s'émerveiller, porter la mémoire du monde, pour résister mais aussi pour faire preuve de résilience ?
M. C. - J’en suis convaincue. Pour tenir bon face au cauchemar quotidien qu’offre l’actualité – en particulier le désordre climatique qui obscurcit notre avenir –, la seule façon de ne pas sombrer est de s’immerger dans la poésie et les récits permettant de trouver du sens. Et peut-être un peu d’espoir.
Avec Les Mangeurs de nuit, Marie Charrel tisse un récit d’une rare intensité romanesque qui entrecroise trois histoires, sur fond de discrimination envers les immigrés japonais qui se sont installés au Canada au milieu du XXe siècle. Dans ce texte à hauteur d’homme, l’auteure évoque la rencontre entre Hannah, une jeune Japonaise née sur le territoire canadien, et Jack, un creekwalker élevée par une Amérindienne. Chacun fuit la violence des hommes, partagent des blessures communes, celles qui les mèneront à cette rencontre au cœur de la nature. À l’orée de la forêt, les contes amérindiens et les légendes japonaises se mêleront autour de cette puissante histoire de résilience, autour de la perte et de la force rédemptrice de l’amour.