Littérature étrangère

Orhan Pamuk

Les Nuits de la peste

illustration

Chronique de Jérémie Banel

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Orhan Pamuk, en conteur aussi romanesque que documenté, raconte la vie d’une île fictive de la Méditerranée orientale au début du XXe siècle et nous parle, en miroir, de politique, de science, de nous.

Comme dans Mon nom est Rouge (Folio), un des précédents romans de l’auteur, la trame de Les Nuits de la peste est tirée d’un meurtre et de l’enquête tortueuse vers sa résolution. Près de Rhodes, sur l’île de Mingher, issue de l’imagination de l’auteur mais ancrée avec force détails dans l’Histoire, la peste rôde. Elle a déjà frappé aux alentours et fait, pour ainsi dire, partie du décor dans un Empire ottoman tentaculaire, à une époque où la médecine est encore balbutiante à son sujet. Mais Mingher, île chargée d’histoire(s) et à la beauté légendaire, est aussi une véritable poudrière. Ainsi le meurtre d’un des savants dépêchés par le Sultan pour y circonscrire l’épidémie révèlera une somme de fractures et d’intérêts divergents dans cette société miniature, isolée géographiquement mais connectée au Monde et à ses soubresauts. C’est ainsi à la découverte d’une galerie foisonnante de personnages et de communautés que nous entraîne Orhan Pamuk dévoilant sous nos yeux un monde (et un roman) total sur les quelques dizaines de kilomètres carrés de la « Perle de la Méditerranée orientale » ou cohabitent tant bien que mal religions, cultures et classes sociales, du riche armateur grec en villégiature au trimardeur autochtone. Et, en toile de fond, le lecteur sent poindre la désintégration à venir de l’Empire, cet Homme malade de l’Europe, miné par les dissensions internes et écartelé entre Orient et Occident. Pamuk, grand humaniste, traite ces questions identitaires avec sensibilité : la vie commune et apaisée sur l’île reste toujours un horizon souhaitable et souhaité. Le message en guise d’avertissement à ses contemporains est ici limpide, comme pour la lecture des réactions à l’arrivée de l’épidémie. Le déni, la prolifération de charlatans sans foi ni loi, l’égoïsme de certains et la manipulation de la Science à des fins politiciennes qui minent l’efficacité de la réponse sanitaire trouveront un écho en chacun d’entre nous. L’auteur semble prendre un malin plaisir à jouer avec nous : Les Nuits de la peste est une grande fresque, sinueuse et complexe, riche de mille détails, dans laquelle plonger avec délectation.

 

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