Essais

L’Histoire à rebours

Par Jérémie Banel

De l’Amérique précolombienne au sud de l’Afrique, deux historiens réécrivent avec brio l’Histoire des autres mondes et décryptent par la même occasion la façon dont elle est habituellement racontée. Deux ouvrages stimulants, inventifs et sans aucun doute utiles, tant nos regards occidentaux ont modelé et modifié ces civilisations.

L’un, archéologue et historien, François-Xavier Fauvelle, publie À la recherche du sauvage idéal, sur les traces de la Vénus hottentotte. L’autre, Serge Gruzinski, est historien, archiviste et l’un des fers de lance de l’Histoire « globale ». Son ouvrage, La Machine à remonter le temps, interroge la façon dont l’histoire des peuples d’Amérique centrale a été pensée, conceptualisée, écrite par des religieux espagnols, et comment cette quasi-fiction a peu à peu pris sa place dans nos mémoires et celles des peuples locaux. Pour François-Xavier Fauvelle, un dispositif narratif audacieux sert de cadre à son propos puisqu’il remonte le cours de l’Histoire, partant de la restitution des restes de Sarah Baartman (la célèbre « Vénus » morte à Paris en 1815) à l’Afrique du Sud en 2002, pour nous conduire au milieu du xvie siècle, date du premier contact officiel entre Européens et Africains du Cap. On découvrira entre temps la folklorisation et la réutilisation identitaire de l’histoire des Hottentots, le parcours en Europe de Sarah Baartman, les différents regards portés par les Européens sur ces peuples inconnus, etc. Pour finir, un chapitre tiré d’un « impossible carnet de notes », où l’auteur rassemble les données issues de ses propres travaux pour présenter, tels qu’on aurait pu les connaître, il y a 500 ans, les Khoekhoe. Serge Gruzinski travaille quant à lui sur la collecte par les Espagnols de l’Histoire des Amérindiens, et des interactions entre ces récits d’une rive à l’autre de l’Atlantique, et même au-delà. De la même façon que les conquistadors ont massacré ces populations pour assouvir leur soif d’or et de gloire, leur passé a été massacré, non seulement par la disparition des témoins, mais aussi et surtout par incompréhension conceptuelle, doublée d’un rapport de domination empêchant une transmission claire et cohérente, si tant est qu’elle fût jamais possible. Il documente ainsi comment un certain vol de l’Histoire s’est opéré, servant de socle à une disparition quasi totale de cette même Histoire : dominer permet de maîtriser l’écriture du récit historique, produisant en retour un surplus de domination. L’auteur fait d’ailleurs un détour par la fiction, comme pour suppléer les éléments manquants, rendant un bel hommage au magnifique roman de Juan José Saer, L’Ancêtre (Le Tripode). Au final, deux parcours d’historiens à la recherche du « fil et des traces », comme une tentative de rattraper les erreurs passées, avec des indices souvent ténus. Et l’un comme l’autre savent merveilleusement utiliser et faire parler les sources, quelles qu’elles soient. François-Xavier Fauvelle et Serge Gruzinski travaillent sur ce que d’autres ont détruit avant eux, et parviennent à le faire revivre. Dès lors, qui oserait encore dire que tel ou tel peuple n’est pas assez entré dans l’Histoire ?