Littérature française

Nicolas Mathieu

Nuages noirs

L'entretien par Jérémie Banel

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Son écriture, saluée par le prix Goncourt 2018, est précise et puissante, elle dépeint avec autant de détails que d’empathie les vies minuscules, les grandes peines et les petits bonheurs. Romancier au regard social assumé et assuré, Nicolas Mathieu revient, pour notre plus grand plaisir !

Votre roman oscille entre une histoire individuelle, celle d'Hélène et Christophe, et une histoire plus chorale, celle de leurs proches et parents. Comment avez-vous articulé ces deux dimensions ?

Nicolas Mathieu - Je dois vous avouer que tout cela se fait un peu intuitivement. L’histoire d’Hélène et Christophe se déploie puis des figures émergent du second plan, prennent un peu la lumière et une sorte d’oscillation s’organise assez naturellement entre ces différents protagonistes. De même, je crois que j’ai toujours aimé les romans qui varient la profondeur de champ, qui, comme chez Flaubert, passe de la peinture de détail à la fresque. J’avais été très frappé par le travail d’Annie Ernaux dans Les Années, comment elle passait de l’intime à l’historique. J’essaie dans mes romans de rendre des mondes qui sont par nature fourmillants, ainsi que nos vies, où l’anecdotique le dispute au crucial, où la variété des points de vue donne à voir une complexité du réel, avec ses vides, ses impasses, ses lacunes et son trop-plein.

 

On sent chez vous une volonté de saisir une époque, un certain air du temps. Quel fut le point de départ de ce roman ?

N. M. - La volonté de saisir l’époque n’est pas pour moi une manière d'exploiter l’actualité. Simplement, le présent m’affecte et l’écriture est assurément une arme pour en découdre avec ce qui advient. Il y a dans cet acte-là une tentative de domestication du réel, d’intelligence du monde. Ce roman-ci est entre autres choses une manière de régler des comptes avec la présidentielle de 2017 qui m’avait pas mal secoué. Je sais qu’on en fait beaucoup sur les transfuges, mais bon, le fait est que je viens d’un certain milieu, que je n’ai pas vraiment emménagé dans un autre et que je me retrouve dans une situation d’entre-deux pas très confortable. En 2017, je me suis senti comme le lieu d’un affrontement politique et social très brutal. D’un côté, ceux qui ne votaient pas ou pour le FN (que je comprends car j’en viens mais qui tiennent des propos révoltants à longueur de temps) me blessaient par leur dépit, leurs jugements à l’emporte-pièce, leurs détestations tous azimuts. De l’autre côté, la bourgeoisie et le monde de la culture où j’évolue désormais et qui ne me révoltaient pas moins pour leur suffisance, le sentiment de leur vertu, leur dédain pour la France d’en face, etc. Je crois qu’être un transfuge, c’est être ce champ de bataille, l’endroit de passage de frontières à vif, de part et d’autre desquelles s’affrontent des mondes avec des intérêts, des langages, des habitudes, des corps qui leur sont propres. Ce roman s’est écrit sur cette faille.

 

La précision absolue avec laquelle vous écrivez est-elle une forme de loyauté à ces vies que vous mettez en scène ?

N. M. - Il y a sans doute de cela. Mais plus encore, je crois que mon projet littéraire consiste à restituer le plus possible la vie telle que je la vois autour de moi. Pour l’arracher au chaos des signes. Et sans doute aussi pour la soustraire au temps. Fixer un tout petit peu de mon monde, pour qu’il se survive et me survive.

 

Au milieu des mécaniques sociales et intimes d'apparence implacables qui guettent vos personnages, quelle place leur reste-t-il pour le bonheur, la joie ?

N. M. - Elle est considérable cette place ! Bien souvent, la fiction nourrit cette illusion qui nous est chère et selon laquelle nous serions absolument libres. Dès lors qu’une fiction accorde une certaine attention, un certain poids aux forces qui s’exercent sur les individus, comme le destin dans la tragédie ou la reproduction sociale, on peut avoir l’impression que la liberté, les possibilités de joie, de bonheur, sont réduites à rien. Ça n’est pas du tout mon avis.

 

Quels rôles jouent la mémoire et la nostalgie dans votre écriture ? Est-elle un remède au temps qui passe ?

N. M. - Je n’ai pas le sentiment d’être nostalgique. Simplement, j’essaie de mettre en scène dans mes bouquins une certaine idée du temps. Dans celui-ci se superposent le temps de la prime jeunesse (très ouvert, dans l’immédiateté et le sentiment des possibles) et celui de l'âge adulte (plus épais, alourdi d’une mémoire, d’échecs et de réalisations, de désillusions et d’espoirs réévalués en fonction de l’expérience vécue). Ce temps-là, plus compliqué, plus douloureux parce qu’il accède à la conscience d’une limite, plus beau aussi, car il nous permet d’avoir une vision plus juste de ce qu’est la vie, est empreint du sentiment de sa fugacité, de son écoulement. Il y a là, non pas de la nostalgie, mais une certaine mélancolie.

 

À propos
Tout part d’une histoire d’amour, une aventure : celle d’Hélène et Christophe qui vont se rencontrer, se chercher, s’aimer peut-être, dans le tumulte de leurs vies, passées et présentes. À partir de là, en auscultant minutieusement les milles et uns aspects de leur histoire, Nicolas Mathieu nous parle de la France dans laquelle nous vivons, de conflits et d’espoirs déçus, du temps qui passe. Il interroge ainsi la longue construction de nos identités et le corps social formé par la somme de celles-ci. Et c’est par-là qu’il happe le lecteur, ce talent par lequel il tresse une histoire d’amour en devenir et notre Histoire commune, pour questionner avec espoir les possibilités de vivre vraiment ensemble, à deux comme à soixante-sept millions.