Littérature étrangère

Tarun Tejpal

La Vallée des masques

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Chronique de Marie-Laure Turoche

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Les livres passent et repassent, mais certains restent… La Vallée des masques fait partie de ceux-là. N’ayons pas peur des mots, Tarun Tejpal nous livre un grand et magnifique roman. Créateur et façonneur, ses mots font place à un monde qui s’ouvre devant nos yeux ; la littérature prend ici tout son sens.

« Voici mon histoire. Et l’histoire de mon peuple. » Ainsi commence le roman de Tarun Tejpal. Un homme, le narrateur, attend ses assassins. Avant, ils étaient des frères, des compagnons, des soldats. Mais il les a trahis. Il a renié son peuple et ses croyances. Il lui reste une nuit pour raconter son passé. Il décide de l’enregistrer pendant que Parvati, sa femme, son amour, dort paisiblement. Il était une fois, dans l’Himalaya, la Vallée des Purs. Ses habitants ont pour guide spirituel le plus pur des purs, Aum. Dès leur plus tendre enfance, on leur enseigne son histoire et ses préceptes. Toute pensée ou réflexion est empêchée. Toute forme de possession est proscrite. Seuls le talent, le travail, la loyauté et la foi en Aum sont reconnus. La vanité et le paraître sont rejetés. Lorsqu’un enfant naît, toutes les femmes sont sa mère ; lorsqu’il devient un homme, on lui colle un masque, « l’effigie », puisque tous ne font qu’un. L’amour, l’amitié et l’orgueil sont des passions qui font de l’homme un animal, ainsi que l’on a pu le constater dans « l’outre-monde ». Pourtant, malgré l’égalité affichée, cette société est très structurée et hiérarchisée. Notre narrateur, par sa force et sa dévotion sans faille, accède bientôt aux plus hautes sphères : il devient un Wafadar, la plus grande distinction en tant que guerrier. Évidemment, ce mode de vie a ses dérives, dérives qui sont toujours justifiées. Le meurtre et le placement en asile sont nécessaires au maintien de l’ordre, le viol est un honneur pour celle qui partage la couche d’un haut dignitaire. Les orgies et les bordels évitent la frustration et le débordement des instincts. Puis, un jour, notre héros rencontre une femme et c’est à travers elle et son discours que la lumière se fera. Elle lèvera le voile qui l’empêchait de voir dans quel monde il vivait réellement. Dès lors, il n’aura plus qu’un souhait : fuir. En parallèle de son récit, le conteur nous décrit les nouveaux plaisirs qu’il a découverts dans « l’outre-monde ». De très belles pages sont consacrées à la musique, au thé et à la sculpture du bois. Sans oublier Parvati, cette femme magnifiée à travers les yeux du narrateur. L’amour, qui contrairement à ce qu’on lui a enseigné, n’est pas toujours destructeur, peut aussi être salvateur. Avec cette fable, Tarun Tejpal, toujours aussi engagé, explore « les pathologies du pouvoir et du puritanisme ». Un livre très actuel malgré son caractère intemporel. La Vallée des masques est un roman rare. Il possède un véritable souffle, une dimension épique, un style poétique. Il nous transporte et nous bouleverse. Cette histoire n’est d’ailleurs pas sans rappeler les grandes utopies du xixe siècle. Un conte philosophique ? Oui, mais qui possède en plus cette ampleur romanesque dont les écrivains indiens ont le secret. Le lecteur n’est pas impassible et c’est effectivement l’objectif de Tarun Tejpal : semer le doute.

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