Littérature française

Adrien Bosc

« Le goût de l’ananas »

L'entretien par Marie-Laure Turoche

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En 1941, le Capitaine-Paul-Lemerle quitte le port de Marseille pour la Martinique avec à son bord des juifs, des républicains espagnols et toute une partie de l’intelligentsia. Adrien Bosc a travaillé pendant quatre ans pour nous faire vivre cette traversée insolite. Une histoire passionnante, dense et intense.

« Ainsi, Glissant dialoguait avec Cendrars, qui à la sempiternelle question, alors Blaise, tu l’as vraiment pris ce transsibérien, répondait, joueur : “Qu’est-ce que ça peut te faire puisque je vous l’ai fait prendre à tous.” » De même que Cendrars nous fait prendre le trans-sibérien, Adrien Bosc nous embarque avec André Breton, Lévi-Strauss, Victor Serge et Anna Seghers sur ce bateau. Ce livre est un voyage à lui-seul, une quête, une odyssée.

 

PAGE - À l’origine de cette entreprise littéraire, une phrase de Leibniz assez énigmatique : « Nous ne saurions connaître le goût de l’ananas par le récit des voyageurs ». En quoi cette phrase vous a-t-elle influencé ?
Adrien Bosc - Cette phrase m’a été citée par un ami, un peu ivre, un soir d’une autre traversée, nocturne. Je rentre chez moi, je la note et l’épingle sur mon mur de liège. Je ne pense pas à un seul moment que cette phrase n’est pas de lui. Des années plus tard, je suis invité par un autre ami à assister à une pièce de théâtre. Je lis sur l’affiche : « Nous ne saurions connaître le goût de l’ananas par le récit des voyageurs ». Je découvre que c’est une citation de Leibniz. Elle signifie que ce n’est pas l’écriture, le récit, le compte-rendu qu’on nous fait d’un voyage qui nous donnera le goût de ce qu’on y voit, de ce qu’on y entend et de ce qu’on peut y apercevoir. Forcément, cela questionne le récit de voyage qui est un genre en lui-même. Cela remet aussi en cause l’écriture et sa capacité à nous transmettre les sensations. En rentrant chez moi, je fonce pour trouver la phrase dans sa version originale. Et Leibniz continue en parlant de Sancho Panza et l’idée qu’il apercevrait sa dulcinée par ouïe dire. Je me suis dit que c’était peut-être ça le sens du roman, de l’écriture, de la mémoire : c’est par la relation, par les récits que l’on compose ou pas, à travers un faisceau de spectres, une histoire. Ce livre est parti de l’envie de répondre à cette injonction de Leibniz et de se dire que peut-être, à la fin de la traversée, nous aurons en bouche le goût de l’ananas et un peu du mal de terre.

P. - Sur votre mur, vous accrochez aussi cette photographie que l’on retrouve sur la couverture du livre. Pouvez-vous nous présenter les personnes présentes sur cette image ?
A. B. - Il s’agit d’une photographie prise sur le pont du bateau le 25 mars, donc le lendemain du départ. Sur la droite, on trouve quelques anonymes. Et sur l’extrême gauche, et sur l’échiquier politique aussi, vous avez Victor Serge ; juste à côté, on peut voir Jacqueline Lamba, la femme d’André Breton. En haut qui tourne un peu la tête, c’est Wifredo Lam, le peintre. Entre novembre 1940 et août 1941, la liste des dissidents ayant été établie, la plupart ont été arrêtés ou ont fui ; on laisse alors partir certains bateaux en se disant que cette « peste » peut bien aller inoculer le reste du monde. Parmi ces passagers se trouvent une partie de l’intelligentsia française, des réfugiés politiques allemands, des écrivains comme Anna Seghers qui écrira Transit sur ce bateau. On trouve aussi quelques anonymes : un urologue viennois ou un affairiste mais aussi Victor Serge qui part pour revenir ou Wifredo Lam qui lui-même retourne à Cuba.

P. - Une autre phrase qui vous a marqué et que vous citez dans votre préambule : « Si la fiction c’est moi, est-ce que le documentaire c’est les autres ? ». Comment quatre ans de documentation deviennent un roman ?
A. B. - J’avais une quantité d’informations, de mots qui parlaient eux-mêmes et je ne voyais pas en quoi le roman viendrait se substituer à la parole de l’archive. C’était toute la question du livre : à quel point peut-on faire place à la documentation ? Puis, comme une sorte d’aubaine intellectuelle, deux personnalités sur ce bateau, Claude Lévi-Strauss, qui n’est pas encore le Claude Lévi-Strauss de Tristes Tropiques, et André Breton vont établir une correspondance. Ils sont comme deux thésards qui s’interrogent sur une question précise qui est « la nature d’œuvre d’art du document ». C’était très au cœur de ce que je voulais raconter : comment intégrer le document au cœur de l’écriture ? Il a fallu s’extraire de la recherche. Le parti pris de l’écriture a été de tenir un faux journal au passé qui prendrait le relais des personnages. C’est comme un calendrier de l’Avent : on ouvre une case et derrière, vous avez un personnage, un paysage. Il ne s’agissait pas de les raconter dans leur intégralité mais plutôt, comme me l’a inspiré Walter Benjamin, de saisir « l’instant d’un péril ». Pour Anna Seghers, j’ai voulu parler de ce moment où elle décide de partir. Qu’est-ce qu’on décide d’emporter avec soi ? Je savais qu’elle avait oublié de prendre son manuscrit de La Septième Croix. L’instant de son péril est lorsqu’elle se rend compte que l’ensemble des copies a peut-être disparu. Je voulais raconter ce péril-là pour chacun.