Littérature française

Julie Ruocco

« Femme, vie, liberté »

L'entretien par Marie-Laure Turoche

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La mythologie a une portée universelle bien connue. Elle sert à expliquer notre rapport au monde, à la mort, à l’amour. La guerre de Syrie reste inexplicable et injustifiable mais ses combattantes ont l’aura des déesses de la justice, elles sont les Furies des temps modernes.

Qu’est-ce qui vous a donné envie d’écrire sur ce sujet ?

Julie Ruocco - Lors d’un journal télévisé, j’ai reconnu les parents d’une ancienne camarade qui est morte en Syrie. Ils appelaient au rapatriement des enfants qui restaient dans les camps de prisonniers. On s’aperçoit alors que cette guerre est beaucoup plus proche qu’on ne le pensait. J’ai voulu créer des personnages, donner une chair, un visage, une voix à ces gens pour qu’on puisse les entendre.

 

Qui sont ces Furies qui donnent le titre à votre roman ?

J. R. - La Furie, c’est d’abord la furie des hommes dans la guerre mais c’est aussi cette folie désespérée qui va contaminer progressivement les personnages. Bien sûr, c’est surtout les Furies de la matière antique, dans cette tentative de variation de la pièce d’Eschyle. Cette pièce est présentée comme fondatrice de la justice moderne. Désormais, elle sera rendue par les hommes et non plus par ces anciennes déesses de la vengeance, les Furies. Mais après dix ans de violence, c’est comme si l’impunité des bourreaux avait rappelé les anciennes Furies. Elles vont s’incarner à travers des personnages contemporains comme les activistes, les réfugiées, les combattantes de la révolution kurde…

 

Qui est Bérénice ?

J. R. - Bérénice est une ancienne archéologue devenue, par la force des choses, trafiquante d’antiquités. Elle essaie de se réfugier dans l’Histoire écrite. Elle va d’abord se confronter à la guerre en Syrie par ce trafic, avec une espèce de vide en elle qui la pousse à essayer de rassembler les restes de Palmyre. Pour elle, c’est ce qui lui permet d’endiguer ce sentiment de perte, de ne pas avoir d’histoire à elle. Elle est la fille d’un immigré syrien qui a tu cet exil. En se rendant à la frontière, Bérénice va rencontrer les réfugiés, les exilés et, surtout, elle va rencontrer Asim, ce pompier devenu fossoyeur. Elle déterre alors que lui enterre.

 

Taym, la sœur d’Asim, est comme un fantôme dans votre roman. Elle est l’image de ces étudiantes qui ont commencé la révolution en 2012.

J. R. - On a parlé de la variation de L’Orestie. Il me fallait un frère et une sœur qui prendraient la suite d’Oreste et d’Électre. Dans le mythe, Électre arme le bras d’Oreste pour venger la mort du père. Je voulais une Électre pacifiste. L’arme qu’elle va donner à son frère est une clé USB qui est le produit de ses recherches d’activiste. À travers des archives, j’ai rencontré la figure de Razan Zaitouneh qui est une avocate syrienne et qui a malheureusement disparu en 2013. J’étais en train de créer le personnage de Taym et j’ai trouvé en cette femme quelqu’un qui surpassait ce nouveau personnage d’Électre. Cette avocate, c’est ma forge. Je lui dédicace ce roman parce que je voulais que son nom soit écrit quelque part, pour que les gens puissent se renseigner sur elle, sur son combat.

 

Il n’est pas facile d’écrire sur une guerre, encore moins lorsqu’elle est en cours. Comment avez-vous procédé ?

J. R. - C’était un travail d’enquête numérique. C’est le premier conflit pour lequel on a autant d’archives et, en même temps, c’est un conflit qu’on n’arrive pas à conscientiser collectivement. Je ne suis pas allée sur le terrain mais beaucoup de personnes s’y sont rendues pour nous faire parvenir ces informations. J’ai essayé de rassembler ces voix-là.

 

La dernière partie se passe au Rojava. Quel est le statut particulier de cette région dont la devise est : « Femme, vie, liberté » ?

J. R. - Cela désigne toute une enclave de territoires autonomes au nord-est de la Syrie, à la frontière de la Turquie. Des forces démocratiques syriennes ont mis en place une gouvernance autonome sur le territoire qu’elles ont reconquis à l’État islamique. Il s’agit d’une expérience de démocratie locale. A contrario de ce modèle islamique mortifère, on a quelque chose d’extrêmement moderne qui s’est développé et qui s’inspire d’idéologies sociales, féministes, écologiques… On parle seulement de ceux qui se radicalisent et on oublie ceux qui sont allés combattre avec les forces démocratiques syriennes contre l’État islamique.

 

À propos du livre

Bérénice, ancienne étudiante en archéologie, se remet difficilement de la mort de son père, un exilé syrien. Elle vit du trafic de bijoux issus de Palmyre. Lors d’un voyage à la frontière turque, une bombe va tout bouleverser. Elle va recueillir une jeune réfugiée et, surtout, elle va rencontrer Asim, un pompier syrien. Il va lui transmettre sa guerre à travers une clé USB qui appartenait à sa sœur Taym. Cette révolutionnaire a collecté une masse d’informations concernant le régime. Ensemble, ils vont ressusciter les morts et les disparus. Furies raconte ces femmes, ces étudiantes qui ont commencé la révolution en 2012, ces femmes qui dirigent des territoires libérés tels que le Rojava, ces femmes qui enterrent leurs enfants. Julie Ruocco s'est inspirée de L’Orestie d’Eschyle pour nous raconter cette histoire. La poésie et la mythologie ont ce pouvoir de dire l’indicible. Un premier roman d’une grande intelligence et vraiment bouleversant.