Littérature française

Sarah Chiche

Lettre au père

Entretien par Marie-Laure Turoche

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Avec ce livre du deuil, de la mélancolie et de l’amour passion, Sarah Chiche nous raconte sa descente aux enfers mais aussi sa renaissance. Un livre pour retrouver ses morts, un livre pour retrouver la vie et l’écriture comme passerelle entre deux mondes.

Racontez-nous cette rencontre qui a déclenché l’écriture de ce livre.

Sarah Chiche - Pour traverser le désarroi d’être si petit, si démuni, l’enfant formule des promesses qu’il se jure d’accomplir une fois qu’il sera grand. Puis les années passent, le temps décolore, dissout ou efface ces promesses, mais pas toujours. Le 4 mai 2019, lors d’un salon du livre à Genève, une femme est venue à ma rencontre et m’a dit : « Vous ne savez pas qui je suis mais j’ai bien connu vos grands-parents, votre père et votre oncle à Alger. ». Passée la sidération, cette promesse formulée depuis l’enfance et répétée face à une tombe, m’est revenue. Il me fallait écrire cette histoire, celle de la splendeur de nos mondes d’enfance, de nos deuils mais aussi d’une maladie mentale, la mienne qui lorsque j’étais jeune fut une damnation avant de se transformer en chance.

 

Pouvez-vous nous décrire cette puissante famille paternelle ?

S. C. - Mon père est mort en 1977, il n’avait que 34 ans. J’avais 15 mois. Sa disparition, juste après avoir écrit une phrase énigmatique sur une ardoise, m’a entièrement recouverte de son ombre. De livre en livre, je tente de répondre à son ultime geste d’écriture, plus particulièrement dans celui-ci. La première partie nous emmène sur les traces de ce père mort et de sa famille : une dynastie de médecins qui a fondé un immense empire dans l’Algérie de la colonisation. Au moment de l’indépendance, ils vont devoir tout laisser derrière eux. Ils reconstruiront tout au centuple, dans la France des années 1960-1970. Cette trop grande richesse matérielle va gangrener les rapports entre les êtres, même l’amour. Elle sera aussi une tentative de masquer tant bien que mal le cadavre de la perte, de l’exil algérien. On va suivre les traces de deux frères, mon oncle et mon père, qui se ressemblent et s’opposent en tout point. Un jour, Harry va croiser sur sa route Ève, une femme à la beauté incendiaire. Sa passion pour elle va le foudroyer et faire voler en éclats les fausses reliques du royaume familial. L’amour comme élévation, l’amour comme grâce mais aussi l’amour comme malédiction.

 

L’autre sujet du livre est la dépression. Quelle en est la cause ?

S. C. - Certains réussissent à traverser le deuil et s’en remettent, d’autres pas. Parfois, il arrive qu’on se laisse mourir avec nos morts, c’est ce qui m’est arrivé. À l’âge de 26 ans, j’ai plongé dans une dépression mélancolique qui a duré deux ans et demi. Il s’agit bien sûr d’un roman donc il n’est pas question de faire un journal clinique mais de raconter simplement ces moments où l’on franchit les portes de la mort. On ne fait pas son deuil. On fait la cuisine, on fait ses courses, on fait son travail mais pas son deuil. On fait avec le deuil. Mais s’il y a des expériences qui nous laissent pour morts, nous pouvons aussi renaître à la vie sous une autre forme. Après certaines déflagrations, on n’habite plus vraiment avec soi-même mais la vie peut être d’autant plus belle, d’autant plus vaste, violente, intense, âpre et merveilleuse.

Que signifie ce titre, Saturne ?

S. C. - C’est d’abord pour mon père qui aimait profondément les étoiles et les planètes. C’est aussi en hommage à un texte qui m’a beaucoup marquée, Mars de Fritz Zorn. L’effondrement mélancolique qui m’a laissée pour morte a été la meilleure chose qui pouvait arriver à la personne que j’étais et que je haïssais. On dit de Saturne que c’est la planète de la mélancolie. On peut être malade de mélancolie mais ce n’est pas une affliction pour autant. Parfois, on ne veut pas être consolé, on ne veut pas cesser d’être endeuillé. Il y a des êtres qui sont très heureux dans la contemplation de leur monde englouti. Au fond, on peut tout à fait marcher en permanence avec ses morts, sans pour autant que ce soit une douleur. Saturne est le lieu de l’écriture où je peux rejoindre mes morts, les attendre. Saturne raconte cela aussi, l’histoire d’une enfant qui aurait dû mourir mais qui finalement écrit des livres parce qu’une nuit, elle en avait fait la promesse au fantôme de son père.

 

Le livre s’ouvre sur la mort d’un homme, Harry. Il a 34 ans et toute sa famille est réunie autour de lui. Avant de rendre son dernier souffle, il écrira ces deux mots sur une ardoise : « ma femme, ma fille ». À ces deux mots, Sarah Chiche lui répondra par ce texte. On suit le parcours d’une puissante famille de médecins qui a fait fortune dans les cliniques et l'on découvre comment deux frères que tout oppose vont devoir porter le poids de cet héritage. Mais Saturne, c’est aussi une magnifique histoire d’amour, celle entre Harry et Ève, femme fantasque racontée dans Les Enténébrés (Seuil et Points), et celle entre une petite fille et un père qu’elle n’a jamais connu. Saturne fait aussi le récit d’une profonde dépression qui a enfermé la narratrice dans ses ténèbres pendant deux ans et demi. Un livre introspectif mais aussi très cinématographique, ce qui n’est pas anodin quand on connaît la passion de l’auteure pour le 7e art.

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