Littérature française

Brigitte Giraud

Un loup pour l’homme

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Chronique de Emmanuelle George

Librairie Gwalarn (Lannion)

Algérie, 1960. Dans un hôpital militaire, Antoine, jeune appelé infirmier, soigne nombre de blessés, dont Oscar, amputé et mutique. À mesure qu’il découvre sa vocation, Antoine prend conscience de la férocité du conflit. Brigitte Giraud raconte cette guerre à hauteur d’homme. Avec acuité et poésie.

PAGE — Quel est le propos de votre roman ?

Brigitte Giraud — Ce roman met en scène un jeune homme, Antoine, qui a une vingtaine d’années dans les années 1960 et qui, comme beaucoup de jeunes gens de cette époque, est appelé pour l’Algérie. Il sent tout de suite qu’il ne veut pas tenir une arme, alors, pendant ses classes, il demande s’il peut plutôt soigner et on accède à sa demande. Il a donc la chance, si l’on peut dire, de suivre une formation et c’est comme infirmier qu’il est incorporé dans l’armée et affecté dans un hôpital, celui de Sidi-Bel-Abbès. Pour combien de temps ? Il l’ignore. En fait, il y passera plus d’une année. Ce qui m’a beaucoup intéressée, c’est de voir comment ce garçon qui a essayé d’échapper aux affrontements est confronté à la réalité de la guerre en soignant les blessés et en écoutant les récits de ceux que je nomme les « soldats en pyjama », aux corps devenus vulnérables et fragiles. Antoine va ainsi prendre conscience de la véritable raison de sa présence en Algérie. Au début, on ne lui a rien dit, il ne sait pas ce qui l’attend et il s’interroge sur la finalité de la présence de militaires dans ce pays. Peu à peu, il comprend et vit une révélation, celle du soin. C’est le début d’une vocation pour soigner et sauver. Dans cet hôpital militaire, il est vite fasciné par Oscar, un jeune soldat amputé d’une jambe qui ne parle plus. L’un des enjeux de mon roman est de voir comment Antoine va « s’approcher » petit à petit de lui et comment il se met en tête de l’aider à parler à nouveau et à tenir debout. Une fois qu’Oscar sera peut-être à nouveau capable de parler, il voudra l’aider à faire le récit de ce qui lui est arrivé.

 

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P. — Votre roman met le corps et la sensualité à l’œuvre. C’est important ?

B. G. — Oui car la sensualité y apparaît sous différents aspects. Outre les corps à corps de combat, j’ai voulu écrire aussi des corps à corps plus fraternels, plus tendres. Ce qui m’a vraiment permis d’écrire ce livre, que je porte depuis près de vingt ans, c’est l’idée d’être dans le concret du soin, de la bienveillance, de la consolation, de la fraternité dans tous les sens du terme et aussi l’idée que dans un monde de conflits, ce qui permet de tenir, c’est de s’approcher de l’autre. En exergue, je cite Louis Calaferte, un écrivain que j’admire : « Si l’autre n’existe pas, vous n’existez pas non plus. » La révélation que vit Antoine par l’intermédiaire d’Oscar, c’est cela. Finalement, le jeune blessé sauve aussi l’infirmier. Les deux vont se sauver mutuellement. La sensualité au cœur de mon texte se réfère aussi à la découverte d’un pays. C’est un voyage, une épopée, pour ces jeunes appelés qui, originaires de campagnes, de villes reculées, ne sont jamais partis de chez eux. Là, c’est la grande embarquée, ils traversent la mer ! En Algérie, leur rapport à la nature est bouleversé : la chaleur, le sable qui vient du désert et qui est porté par le ciel, la végétation et les odeurs, tout est si différent ! Sans oublier la Méditerranée qui est le fantasme de tous les appelés fascinés par l’idée de la voir, de s’y baigner, s’y laver. Comme pour atténuer la douleur et la violence. Là aussi, leur rapport à la nourriture change et ils entendent et découvrent une nouvelle langue. Très vite, les jeunes soldats commencent à s’acclimater, à comprendre l’arabe. Très vite, ils prennent conscience que, malgré eux, ils vont devenir des aventuriers alors qu’ils n’ont pas choisi de partir et cela les fortifie aussi, les rend désirables parce qu’ils vont connaître ce que les Français restés en France ne connaîtront jamais.

P. — Antoine est « appelé » au moment où Lila, sa toute jeune épouse, est enceinte. Cet amour, c’est le contrepoint à l’horreur ?

B. G. — Oui, Lila, la toute jeune femme d’Antoine, est un personnage emblématique. Ils se sont mariés il y a très peu de temps et elle est enceinte. Donc, la question se pose de savoir ce qu’on fait dans ces moments-là, comment on s’arrache, comment on laisse une femme qu’on aime et qui en plus porte un enfant. Ce qui est totalement fou dans ce roman et qui fait écho à une histoire vraie, c’est que Lila ne se résigne pas à attendre son mari. Au bout de quelques mois, elle débarque en Algérie, loue un petit meublé et se préoccupe de mener sa grossesse à son terme. La situation est un peu compliquée pour Antoine : il doit faire des allers-retours entre son quotidien de soldat et sa vie personnelle. Des allers et venues entre la chambrée dans laquelle il vit avec une douzaine d’appelés à l’hôpital – une sorte de huis clos entre hommes qui attendent le courrier, prennent des cuites, obéissent aux ordres –, et un foyer où la vie va advenir auprès d’une femme très libérée des années 1960. Une jeune femme qui se verrait bien en Françoise Sagan, veut passer le permis de conduire et a envie d’échapper à la guerre qu’elle ne voit pas, une guerre quasi invisible. Dans ces conditions, Antoine est privé d’une part virile de sa vie : le soir, au lieu d’être avec les copains de chambrée, il rentre « chez lui ». Mon roman oscille entre le masculin, la virilité (qui a aussi ses fragilités) et la féminité. Et aussi cet amour pour cette part sensuelle qui va donner la vie. Ce n’est pas rien : ce jeune homme est le seul dont la femme est à ses côtés, sur place, ce qui suscite la jalousie parmi ses compagnons évidemment privés de leurs compagnes, d’amour, de tendresse, de sexe. Ce qui m’a aussi intéressée, c’est de raconter cette guerre à hauteur d’homme, avec ces oscillations dans la vie d’un jeune appelé.

 

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