Littérature française

Claude Pujade-Renaud

Tout dort paisiblement, sauf l’amour

illustration

Chronique de Emmanuelle George

Librairie Gwalarn (Lannion)

Émouvant et érudit, le nouveau roman de Claude Pujade-Renaud est un enchantement. Elle y donne à découvrir la vie du penseur danois Soren Kierkegaard à travers les souvenirs de ses proches, surtout ceux de Régine Olsen, la fiancée, la muse, qu’il abandonna brutalement et qui jamais ne réussit à l’oublier.

Elle n’a pas son pareil, cette grande dame des lettres françaises, pour retracer le destin singulier de grands hommes (comment oublier le jeune Augustin Dans l’ombre de la lumière, Actes sud, 2013) et rendre intelligibles et passionnants leurs parcours et pensées à travers le prisme de leurs histoires d’amour. En donnant voix aux compagnes abandonnées, la romancière cisèle de superbes portraits en creux et rend de concert un bel hommage à des femmes injustement oubliées. En 1855, quand Soren Kierkegaard, 42 ans, meurt à Copenhague, Régine Olsen son ancienne fiancée, est aux Antilles danoises (dont son mari, Frederik Schlegel, est le gouverneur) et pleure son grand amour. Elle se souvient du ténébreux et brillant jeune homme qu’il fut, de leur passion sincère, mais aussi de la brutalité avec laquelle il rompit leurs fiançailles. Elle n’a pas oublié non plus la constante mélancolie de cet étudiant en théologie et sa hantise perpétuelle de mourir avant 33 ans, comme poursuivi par la malédiction familiale. Soutenue par l’amour et l’attention de Frederik, « un excellent antidote au tragique kierkegaardien », Régine ne cesse de s’interroger sur son drame personnel et parcourt les œuvres de son cher Soren en multipliant les échanges avec les neveux du défunt, Henriette et Henrik Lund. « Trop de gens ont conservé de lui une image caricaturale : un vieux garçon bougon, cloîtré dans la solitude, se croyant persécuté et persécutant les autres par ses écrits, grâce à cette ironie si bien aiguisée, sa seule arme », s’agace Henriette qui en conserve un souvenir tendre. Régine lui rappelle à quel point la nature, les animaux, notamment les oiseaux, apaisaient les humeurs de ce penseur asocial qui ne se voulait pas philosophe et considérait que « les meilleures pensées viennent en marchant ». Chacun se souvient aussi qu’arpentant Copenhague, le brillant théoricien, « tel Socrate dans les rues d’Athènes […], pouvait harponner puis laisser tomber son interlocuteur ». Henriette, stimulée par la renommée grandissante de son oncle et perturbée par ses souvenirs personnels, se lance même dans l’écriture de l’histoire familiale. N’est-ce pas là que résideraient certains secrets pouvant éclairer la démarche intellectuelle et théologique de Soren ? « L’essentiel de son œuvre fut élaboré dans le sillage de la souffrance et de la séparation », rappelle-t-elle à Régine, qui, jeune fille, avait rendu le jeune homme créateur mais subit la sentence du « on ne vit pas avec la muse ». N’était-il pas « un enfant de génie, follement épris, mais dont les sentiments devaient demeurer purement poétiques, sans jamais pouvoir s’ancrer dans la réalité ? » Un comble pour un penseur de l’existence, songe Régine au crépuscule de sa vie. Avec beaucoup d’acuité, s’appuyant sur les œuvres majeures de Kiekegaard, sa correspondance, ses journaux, la romancière convoque avec pertinence Andersen, Ibsen, Nietzsche, Proust, Kafka, confirmant son talent pour susciter l’émotion et la réflexion.

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