Littérature étrangère

C.E. Morgan

Le Sport des rois

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Chronique de Emmanuelle George

Librairie Gwalarn (Lannion)

Épique et hippique, le premier roman traduit en français de C. E. Morgan est un texte ambitieux, copieux, d’une richesse incroyable. Finaliste du prix Pulitzer en 2017, c’est une saga époustouflante qui s’étend des années 1950 aux années 2000 aux États-Unis. À lire au triple galop.

Dès l’incipit, on est happé. Comme au cinéma, on suit un travelling qui révèle un enfant qui court parmi des rangées de maïs. Une voix, celle de son père, vitupère : « Henry Forge, Henry Forge ! ». Et le garçon de scander, essoufflé, quelques phrases, quelques pensées, à la fois simples et terribles, éloquentes et énigmatiques. On découvre alors une riche propriété américaine du Sud, on sent la poussière, on entend le bruit, on ressent la fureur d’une famille, convaincue de sa supériorité raciale. Une famille où les pères visent l’excellence et matent leurs fils aussi bien que leurs femmes, leurs employés, leurs esclaves. Un domaine où l’arrogance et la terreur hantent chaque parcelle de terre, chaque recoin de maison. Adulte, Henry Forge décide de rompre avec la tradition familiale de la culture pour se lancer dans l’élevage des chevaux et la frénésie des courses. Ses chevaux ? Pas n’importe lesquels : des pur-sang, forcément. Quelques années plus tard, père à son tour, Henry pense engendrer l’excellence, la pureté, la perfection. C’est peu dire que sa fille unique, Henrietta, brise en mille éclats le « moule » de la famille Forge ! Quand Allmon Shaughnessy, jeune homme noir élevé dans les quartiers pauvres par une mère malade, débarque dans l’aventure familiale et hippique, il compte bien conquérir la fortune et la place qu’il estime mériter. Dans cette foisonnante épopée américaine, sur plusieurs générations, les orages seront nombreux, la foudre violente, les eaux tumultueuses. Tous les éléments de la tragédie individuelle et collective sont mis en place. Ici avec réalisme, là avec poésie. C. E. Morgan convoque le traité d’équitation de Xénophon, cite des extraits de Charles Darwin. Sans oublier qu’à côté du destin terrible de ces misérables créatures humaines, elle donne à voir et entendre l’univers des chevaux, dont les descriptions sont aussi précises et techniques que lyriques. Des créatures soumises, elles aussi, à l’accouplement, aux courses. Comme les hommes, parfois les pur-sang sont victorieux ou s’essoufflent, se blessent. Dans ce roman, en explorant la part sombre du rêve américain (esclavage, ségrégation, racisme en tête de file), C. E. Morgan tresse une œuvre d’exception, entremêle les époques et les lieux, les réflexions, les descriptions et les dialogues, ménage des pauses, des interludes exceptionnels comme contre-point aux drames qui se nouent et se jouent sur plus de 600 pages. Le temps de se mettre en selle, on les lit soit au triple galop, soit on ménage sa monture et alterne sa cadence. Dans tous les cas, quelle chevauchée littéraire !

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