Littérature française

Marcel Proust

À l'ombre des jeunes filles en fleurs

illustration

Chronique de Stanislas Rigot

Librairie Lamartine (Paris)

Alors que l'enchevêtrement, si proustien, des commémorations a donné lieu à une nouvelle salve de parutions confirmant si besoin était que, de l'auteur à l’œuvre, les sujets étaient décidément inépuisables, voici une sélection de chemins de traverse et autres itinéraires bis qui, chacun à leur manière, nous offrent la possibilité d'un autre voyage au sein de cet étrange et fascinant continent dit de La Recherche du Temps Perdu.

À tout seigneur, tout honneur, commençons par le catalogue de l’exposition Marcel Proust, La fabrique de l’œuvre, sous la direction d'Antoine Compagnon (qui se tient à la BnF jusqu’au 22 janvier 2023), née de l'incroyable fonds Marcel Proust de la Bibliothèque. Et si le catalogue prend ses distances avec le déroulé même de l'exposition – celle-ci présente le tortueux cheminement de l'écriture au rythme des différents tomes constituant La Recherche – c'est pour mieux, au gré d'un abécédaire richement illustré, nous plonger au cœur de la création, cette quatrième exposition trouvant une ample justification dans le florilège de nouveaux documents ajoutés dernièrement au corpus Proustien.

Et puisque sont évoqués les nouveaux ajouts, comment ne pas tomber amoureux du magnifique album, aux éditions Gallimard, Marcel Proust, Une vie de lettres et d’images de Pedro Corrêa Do Lago, collectionneur et éditeur d’art brésilien ? Ce fils de diplomate, qui a appris le français à l’âge de 6 ans, qui est tombé sous le charme de La Recherche à 19 et qui a acquis sa première lettre de Proust à 20, nous offre ici les clés de sa collection, l’un des plus importants fonds privé au monde ! Cet ancien président de la Bibliothèque nationale du Brésil, qui n’a de cesse de constituer sa tour de Babel autour de documents de quelque 5 000 personnalités marquantes de l’Histoire occidentale (de Newton au Che en passant par Borges ou Michel-Ange), propose ici une émouvante tout autant qu'impressionnante relecture chronologique de la vie de Marcel Proust, constituée de pièces originales essentiellement inédites, lettres autographes, photographies, manuscrits… Un vertige qu'une magnifique mise en page sert à merveille.

De la même manière, comment ne pas être saisi par la beauté des photographies qui constituent Le Monde de Proust vu par Paul Nadar aux Éditions du patrimoine ? Réinvention, réincarnation de cet univers, voici une saisissante galerie de personnages qui gravitent sous une forme ou une autre autour de La Recherche : on reconnaît, croit reconnaître, on disserte sur les liens possibles et les influences, mais surtout on se nourrit de cette beauté intrinsèque aux portraits de ce génial photographe qui oscille entre l'intime (la famille) et la vie sociale (la haute société, les célébrités) et présente des clichés qui, avec ce sens de la mise en scène qui lui est si particulier, débordent tellement de vie qu'ils donnent l'impression de pouvoir sortir de ces pages.

À propos des personnages de La Recherche, ceux-ci trouvent un bel écrin dans Le Grand Monde de Proust de Mathilde Brézet aux éditions Grasset, récompensé fort justement par le prix Céleste Albaret. Ce livre tient le pari d'un équilibre entre érudition (la documentation est impressionnante) et l'ouverture, tant les portraits, les réflexions, les interprétations sont vivifiantes, donnant aussi sujet à mille autres débats. Vous reprendrez bien une rasade du marquis d'Argencourt ou du prince de Borodino ?

De l'érudition et des débats, il en sera aussi fortement question dans le Proust Océan de Charles Dantzig aux mêmes éditions Grasset où l'on retrouve tout le talent de l'auteur du Dictionnaire égoïste de la littérature (française et mondiale) qui plonge (sans jeu de mot) dans ce livre des livres pour mieux percuter les idées reçues et les strates du texte que trop de déférences finissent par sédimenter, dans une guerre au fat des plus réjouissantes. Qui d'autre que Charles Dantzig pouvait développer sa vision du narrateur de La Recherche en le comparant à un poulpe ? Et qui d'autre que lui pouvait en convaincre son lecteur ? Drôle ici, féroce là, personnel et brillant, ce Proust Océan scintille et invite à une immédiate relecture : « Lire “À la recherche du temps perdu”, c'est traverser l'océan. Et c'est très facile, il suffit d'adapter sa respiration ».

Conseil que ne manque pas d'appuyer un autre bijou inédit, le Proust-Monde, Quand les écrivains étrangers lisent Proust, chez Folio. Si l'idée est séduisante, notamment dans son détachement des lectures franco-françaises de l’œuvre, sa réalisation est quant à elle un enchantement : vous trouverez bien évidemment un casting cinq étoiles de la littérature mondiale (de Rilke à Eco, de Chalamov à Conrad, de Mishima à Pinter) mais ce casting est orchestré et c'est l'une des très grandes qualités de ce livre de ne pas se contenter d'un simple catalogue, les thèmes choisis démultipliant l'intérêt porté à ces regards extérieurs (la question de la traduction, Proust et la scène, la lecture esthétique, les anti Proust, etc.).  Enfin, les extraits sont mis en contexte et donnent autant envie de se replonger dans l’œuvre que de repartir du côté de Combray.

Et si, in fine, ce n'était pas cela la conclusion, prendre ou reprendre tout affaire cessante ce monument au cœur battant ? Là encore les possibilités sont démultipliées. Choisissons la nouvelle édition que propose le Livre de Poche avec des couvertures tirées des tableaux de Félix Vallotton et des textes qui se nourrissent des dernières découvertes et proposent un appareil critique où la mise en contexte est renforcée des textes illustrant la genèse de l’œuvre. Ou choisissons l'édition de la Pléiade, en tirage limité, qui présente dans un somptueux coffret deux tomes, l'intégrale de La Recherche, mise à nue, sans note, sans les brouillons qui restent l'apanage de l'édition en quatre tomes : voici 3 000 pages qui constituent un passage obligé, à un moment ou un autre, dans la vie d'un lecteur. On peut vivre sans, oui, mais pourquoi ?

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