Il y a deux ans de cela, vous acheviez votre trilogie de l’entre-deux-guerres. Aviez-vous déjà à l’esprit, au moment de mettre un point final à Miroir de nos peines, ce qui allait devenir Le Grand Monde que vous publiez aujourd’hui.
Pierre Lemaitre - La conception de l'ensemble romanesque m'est venue bien plus tôt : en concluant Au revoir-là-haut, j'ai imaginé feuilleter (et « feuilletonner ») le XXe siècle de 1920 à 2000. Après la parution des Enfants du désastre, consacré à l'entre-deux-guerres, Le Grand Monde débute donc le deuxième volet d’un projet consacré cette fois aux Trente Glorieuses et qui comportera quatre volumes. J'ai souvent parlé de cet ensemble mais étrangement, ça n'a pas été vraiment entendu. L'idée que l'on se faisait de moi n'allait pas très bien avec mes intentions. Et puis, petit à petit, livre après livre, ce projet est apparu plus clairement. Avec Le Grand Monde (quatrième volume de cette série), je suis à peu près au milieu du gué.
Pourquoi avoir choisi l’année 1948 comme point de départ ?
P. L. - J'aurais pu, comme le suppose votre question, commencer plus tard. Ce qui m'a poussé à choisir 1948, ce sont trois éléments. Le premier tient à ce que les Trente glorieuses évoquent immanquablement les années « béton-voiture-frigo » mais elles commencent, ce qu'on sait moins, par un moment infiniment plus difficile : les premières années de sortie de guerre. Il m'a semblé intéressant de le rappeler en y plongeant mes personnages. Le deuxième élément, c'est la guerre d'Indochine. Là encore, le réflexe est de se tourner vers la guerre d'Algérie, centrale dans cette période. Comme j'avais évité la Première Guerre, puis la Seconde, il était cohérent de privilégier ce conflit très oublié qui, pourtant, propose une bonne photographie de cette période. Enfin, meilleure de toutes les raisons, j'avais un bon sujet cette année-là. Pour un romancier, il n'y a pas de meilleur motif.
Nous rencontrons la famille Pelletier dont les membres sont les héros de ce nouveau livre. Pouvez-vous nous les présenter ?
P. L. - C'est une famille française vivant au Liban, comme d'autres vivaient en Algérie, au Maroc, etc. Il y a quatre enfants, trois garçons et une fille dont la vie est « saisie » par le roman à cet instant névralgique pour toutes les familles : celui où les enfants quittent le foyer parental. Tous vont venir tenter leur chance en France. Jean, qui vient de vivre une cruelle expérience dans l'entreprise familiale, François, qui veut devenir journaliste malgré l'opposition de sa mère, et Hélène, contrainte par son âge de demeurer avec ses parents mais qui grille d'impatience de prendre le bateau. Reste le plus jeune, Étienne, qui part pour Saigon.
Cette fois-ci, une grande partie du roman se déroule à l’étranger (Liban, Indochine). Cela a-t-il modifié votre approche ?
P. L. - Pas réellement, ça a surtout compliqué ma recherche documentaire. J'ai fait mon Jules Verne au petit pied : j'ai écrit sur des endroits… où je ne suis jamais allé !
Une fois encore, dès l’ouverture, le lecteur est totalement immergé, presque physiquement, dans le récit. Comment abordez-vous le travail de documentation et comment le digérez-vous ?
P. L. - Votre question est double. D'abord je parlerais de « l’attaque du roman ». Je suis toujours très attentif à cette phase du travail parce que c’est le moment où le lecteur entre dans le livre mais aussi celui où j’y rentre moi-même. Me placer sur les bons rails, voilà mon souci primordial, planter le décor de manière à donner envie de suivre mes personnages. Dans le cas du Grand Monde, la difficulté tenait à ce que j'entamais une saga avec six ou sept personnages. Comment les faire vivre tous sans perdre le lecteur ? J’ai mis beaucoup de temps à faire ce premier chapitre ; je n’ai pas poursuivi mon travail tant qu’il ne m’a pas semblé satisfaisant. Le lecteur dira s’il l’est suffisamment. Pour ce qui concerne la documentation, j’ai fait comme à l’accoutumée. Je me suis assuré la collaboration d’une historienne, Camille Cleret, à qui je demande des notes de situation sur les sujets qui m’intéressent et une relecture sur le plan historique, non pour en vérifier l’exactitude (à laquelle je suis indifférent) mais pour m’alerter dans le cas où je ferais une erreur sur le sens de l’Histoire, ce qui me préoccupe beaucoup plus.
Roman historique, roman-feuilleton, on accole de nombreux qualificatifs à votre œuvre sans que pour autant aucun ne semble totalement convenir. Comment définiriez-vous Le Grand Monde ?
P. L. - Je serais très heureux si la presse ou les lecteurs rencontraient pour qualifier ce roman les mêmes difficultés que vous ! Je suis comme nombre de mes confrères : idéalement, j'aimerais faire un roman qui serait à la fois roman familial, roman d’amour (il y en a plusieurs histoires d’amour), roman policier (il y a une ligne narrative consacrée à une affaire criminelle), roman historique, roman social et politique. Je suis loin d'y parvenir autant que je l'aurais souhaité. Si le lecteur trouvait plaisir à le lire, je serais en grande partie consolé.
À propos du livre
Nous sommes en mars 1948 à Beyrouth. La famille Pelletier s’apprête à célébrer l’anniversaire de la savonnerie, propriété et fierté du patriarche Louis. Les quatre enfants sont bien évidemment présents – il n’est envisageable sous aucun prétexte de rater cette date. Jean et François sont revenus pour l’occasion de France et ils retrouvent leur frère Etienne qui s’apprête à abandonner à son tour le foyer pour rejoindre l’Indochine et leur sœur Hélène qui ne se réjouit pas de son futur statut d’enfant unique. L’aventure peut commencer. Refusant de se reposer sur ses lauriers, pourtant considérablement fournis depuis son Goncourt de 2013 obtenu avec Au revoir là-haut, Pierre Lemaitre densifie son écriture, multiplie les théâtres d’opération et les enjeux, le long d’une narration machiavélique qui s’empare des remous de l’Histoire pour les faire siens et qui transforme ses lecteurs en victimes consentantes de ce nouveau tourbillon.