Votre nouveau livre est à la fois un portrait de femme plurielle, un roman de société, une réflexion sur la création et la place de l'art. Quelle en a été l'origine ?
Éric Reinhardt En 2017, j'ai reçu sur Facebook un message d'une femme me disant : ce que je suis en train de vivre de silencieux et de douloureux me donne le sentiment de vivre dans l'un de vos romans et j'aimerais vous le raconter. Alors je lui ai donné mon adresse et, quelques semaines plus tard, j'ai reçu un mail de deux pages extrêmement fort et bouleversant. J'ai su instantanément que ce serait mon prochain roman. Je lui ai répondu que j'étais très impressionné par ce qu'elle m'avait raconté, que j'étais en train d'écrire un roman et que je reprendrai contact avec elle plus tard. Une fois Comédies françaises publié, je lui ai demandé si elle était toujours d'accord pour que je fasse un roman de ses deux pages et elle m'a dit oui. Là a commencé un échange de mails où je lui posais des questions et j'ai commencé à élaborer un roman inspiré de son histoire : c'était très important pour moi de raconter à la fois ce que cette femme avait vécu et ce qu'on vivait elle et moi dans ces échanges. Et aussi ce mystère incroyable du désir qu'ont certains lecteurs de raconter aux écrivains leur histoire pour en faire un roman. C'est ainsi que dans ce roman, deux héroïnes cheminent l'une à côté de l'autre : la plupart du temps, ce qu'elles vivent se superpose scrupuleusement, d'autre fois les trajectoires s'écartent l'une de l'autre à chaque fois que l'écrivain fait intervenir une variation par rapport à l’histoire originale. Ce qui est drôle, c'est qu'en fait il y a ma lectrice, cette femme qui souhaitait qu'on ne puisse pas la reconnaître, Sarah, qui est déjà un déplacement de cette femme, et Susanne, double de Sarah, qui me permet de faire un portrait de femme plus complet, Susanne faisant vibrer Sarah et son histoire de façon plus intense. Et l'existence de Susanne dérivée de Sarah induit l'existence d'autres femmes pour embrasser une figure féminine universelle.
Nous sommes à la fois dans la conversation entre Sarah et l'écrivain, dans la lecture, comme Sarah le fait, de l'histoire de Susanne, et en même temps on est dans l'élaboration du livre car l'écrivain est aussi un personnage essentiel.
É. R. Oui. Et c'est vrai que c'est une conversation qui n'est pas située, très longue, comme Lord Jim de Conrad, et il est impossible qu'elle ait lieu, j'adore ça ! En fait l'écrivain raconte à Sarah ce qu'il entend faire de son témoignage. Sarah n’est parfois pas d'accord ou elle proteste. D'autres fois, lorsque ce que Susanne va vivre est différent de ce qu'elle a vécu, elle raconte ce qu'elle a vécu. C'est un dialogue constant.
Nous parlons de la forme mais elle passe derrière l'émotion que dégagent ces femmes qui, après avoir été frappées par la maladie, se mettent en route.
É. R. Elles décident de se consacrer à l'art. Sarah était architecte, elle devient sculptrice ; Susanne était généalogiste et veut devenir écrivaine. Elles changent de vie, heureuses d'avoir pris ce risque mais elles ne se sentent plus aimées comme autrefois : l'ambiance à la maison est excellente, leur mari est très conciliant mais il a pris la fâcheuse habitude après le repas de s'enfermer dans une pièce à l'écart pour y faire de la musique et il remonte chaque soir de plus en plus tard, laissant Sarah et Susanne seules. Par ailleurs, elles se rendent compte que leur mari possède 75 % de leur logement alors même qu'elles investissent la quasi-totalité de leurs revenus depuis des années dans la vie quotidienne, répartition typiquement patriarcale. Et donc, choquées, elles en font part à leur mari qui promet de rectifier cette situation. Les questions d'argent sont souvent taboues dans les couples, c'est quelque chose qui m'intéresse beaucoup. Les semaines passent, rien ne bouge alors elles décident d'administrer une sorte d'électrochoc à leur mari en louant une petite maison pour deux mois pour qu'ils sentent ce que ça leur fait de vivre sans elles, qu'ils comprennent qu’ils peuvent les perdre. Et elles s'en vont ; ça, c'était le mail duquel je suis parti. J'ajouterai que ce roman est celui d'une femme qui comprend qu'elle n'est plus à sa place malgré le fait qu'elle l'occupe depuis plus de vingt ans. Même si elle n’y est pas malheureuse, elle comprend qu'elle n'y sera plus aussi heureuse qu'elle le voudrait et a le courage de s'en arracher. Ce livre c'est le trajet d’une femme qui cherche à être à sa juste place, aussi douloureux que puisse être le chemin.
Une femme, Sarah, converse avec un écrivain. Elle est en train de lire ce que celui-ci écrit sur sa vie. Quelque temps auparavant, elle lui avait confié son histoire : comment, suite à une grave maladie et à la guérison qui s'en était suivie, elle avait pris conscience qu'il lui fallait changer, que l'art devait prendre une place centrale dans son quotidien et comment cette décision allait tout bouleverser, à commencer par son couple. L'écrivain a créé Susanne et le roman de Susanne prend forme, non sans que Sarah n'intervienne, donnant son avis, questionnant notamment les choix d'écriture. Et progressivement va se dessiner un fascinant portrait de femme, démultiplié par ce jeu de miroir entre Sarah et Susanne.