Littérature française

Jean-Noël Orengo

« Vous êtes l'amour malheureux du Fürher »

✒ Stanislas Rigot

(Librairie Lamartine, Paris)

D’une relecture de la vie d’Albert Speer au prisme de ses mémoires, Jean-Noël Orengo tire une réflexion tour à tour acérée, teigneuse, brillante sur l’Histoire et les récits qui en sont tirés. Un texte nécessaire.

Albert Speer fut l’architecte du IIIe Reich. Puis Albert Speer fut ministre de l’Armement du même IIIe Reich. Puis Albert Speer fut jugé à Nuremberg mais bénéficia d’une relative clémence : une condamnation à vingt ans d’emprisonnement loin de la potence. Son destin semblant se jouer autour d’un mantra qu’il déclinera ad nauseam jusqu’à sa mort, son « coupable-collectivement-innocent-individuellement ». Puis Albert Speer fut l’auteur d’un best-seller : ses mémoires. Au cœur du IIIe Reich, publiées en 1969, ont été considérées depuis, par un large public incluant de nombreux historiens, d’une authenticité indiscutable. Mais cette vie racontée est-elle autre chose qu’une vertigineuse autofiction ? Et comment a-t-on pu accepter que celui qui a été l’un des membres du tout premier cercle d’Hitler, que celui qui a façonné une grande partie de l’image du Reich, que celui qui par son génie de l’organisation a par la suite sans doute permis à la guerre de se prolonger, puisse affirmer ne pas être au courant de la politique d’extermination mise en place ? Et comment a-t-on pu le croire ? Reprenant les grandes étapes de cet incroyable destin ‒ à commencer par la relation qui va se dessiner avec le Führer, cette « caricature scandaleuse de Jules II et Michel-Ange » , Jean-Noël Orengo se confronte à cette question, interrogeant le talent de Speer, réel ou supposé, ses origines, les mises en scène, les zones d’ombre mais aussi les complaisances, les siennes et celles qu’on lui a étonnamment et généreusement accordées par la suite (son amitié avec Simon Wiesenthal !). Il en ressort un texte qui travaille au corps notre rapport à l’Histoire, aux faits et à la mémoire, à leur retranscription, dans le vivifiant sillage d’un Éric Vuillard ou de l’Emmanuel Carrère de Limonov.

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