Littérature étrangère

Jonathan Franzen

Comment vivre ?

Entretien par Guillaume Chevalier

(Librairie Mot à mot, Fontenay-sous-Bois)

C’est peu dire que la sortie d’un roman de Jonathan Franzen est un événement pour toute personne ayant un penchant pour la littérature américaine. Avec Crossroads, il nous entraîne dans les années 1970 au sein d’une famille où la complexité des relations se conjugue avec les problématiques de leur temps.

Comment Crossroads est-il né ?

Jonathan Franzen - C’est un livre que j’ai découvert plus que je ne l’ai planifié. J’avais en tête un roman familial qui couvrirait quatre générations et cinquante ans, en commençant au début des années 1970. En développant les personnages principaux, j’ai compris que cette partie risquait de s’étendre sur un livre entier. Mon premier réflexe a été d’essayer d’accélérer le rythme de la narration et de m’échapper des années 1970 aussi vite que possible. Mais les pages que j’écrivais me disaient le contraire : « Ralentis. On s’amuse. Restons ici. »

 

Vous abordez un thème qui vous est cher, la famille américaine et ses dynamiques, mais cette fois vous choisissez de situer votre roman au début des années 1970. Pourquoi cette période ?

J. F. - La principale raison est que les années 1970 étaient absentes de mes cinq romans précédents. J’avais écrit à leur sujet dans mes non-fictions, en particulier dans La Zone d’Inconfort (L’Olivier et Points). J’avais 10 ans en 1970 et 20 ans en 1980. Mes souvenirs les plus riches et les plus durables datent de cette décennie. Mais ce n’est que dans un roman que je pouvais les exploiter pleinement. Il était également intéressant de remonter à une époque où les églises chrétiennes étaient activement impliquées dans des causes progressistes telles que les droits civiques et le mouvement anti-guerre, avant que la religion ne devienne le domaine presque exclusif de la droite politique.

 

Le rapport à la religion est central dans Crossroads. Est-ce quelque chose d’important pour vous ?

J. F. - Dans la mesure où le christianisme est fondé sur la Bible et dans la mesure où la Bible peut être considérée comme un ensemble d’histoires fascinantes, la tradition judéo-chrétienne est importante pour moi. Je ne crois pas en un Dieu omniscient et je ne crois pas aux miracles mais je suis attiré par l’acuité psychologique de l’Ancien Testament et par les structures éthiques du Nouveau Testament. Je pense que la vision du monde de chacun est fondée sur des croyances indémontrables – sur une sorte de mythologie, qu’elle soit laïque ou religieuse. Pour ma propre mythologie, je me tourne vers la littérature. Et la Bible, avec les œuvres de la Grèce et de la Rome antique, sont à la base de la littérature occidentale. Une grande question que posent les romans est : comment vivre ? La Bible est une collection d’histoires mettant en scène des personnes qui luttent pour répondre à cette question. Je reconnais leur combat même si je ne suis pas toujours d’accord avec leurs réponses.

 

Plus généralement, selon vous, quel est le rôle du romancier et de la fiction ?

J. F. - À part demander comment vivre ? La seule exigence absolue que j’impose à un roman est qu’il soit un plaisir à lire, tout comme j’exige d’un restaurant que ses plats soient un plaisir à manger (cette exigence semble élémentaire, aussi est-il surprenant de voir combien de romanciers « sérieux » semblent indifférents au plaisir du lecteur !). Le rôle des romanciers qui aspirent à plus qu’à procurer du plaisir est de participer à une communauté de lecteurs et d’écrivains qui sont attirés par l’intime compagnie que leur offrent les livres ; qui se sentent moins seuls lorsqu’ils reconnaissent une pensée ou un sentiment qu’un romancier a exprimé ; qui se sentent moins étrangers au monde lorsqu’une âme sœur leur apparaît au détour d’une page ; qui apprécient la complexité morale et la fraîcheur du langage et de l’image. J’écris pour cette communauté. Mon travail consiste à contribuer à la maintenir en vie.

 

Crossroads est le premier tome d’une trilogie. Une petite confidence sur la suite ?

J. F. - J’ai rédigé une proposition à l’intention de mes éditeurs qui décrit approximativement la direction que prendra l’histoire. C'est la première fois que j’essaie d’écrire une suite. La difficulté est que chacun de mes personnages doit être défini par une problématique. Je peux revenir sur certains des personnages de Crossroads mais je dois inventer de nouvelles problématiques pour chacun d’eux. Cela ne s’avère pas plus facile que d’inventer un personnage entièrement nouveau. Au contraire, c’est encore plus difficile.

 

À propos du livre
Nous sommes en 1971, dans la petite ville (fictive) de New Prospect, dans l’Illinois. Les six membres composant la famille Hildebrandt se confrontent à leurs doutes et à leurs convictions. Russ, le père, pasteur d’une petite église, est attiré par une de ses paroissiennes au point d’être tenté d’en finir avec son mariage. Marion, la mère, qui nourrit elle aussi des craintes quant à son couple, va se confronter à un traumatisme d’enfance via une psychothérapie. Clem, le fils aîné, de retour de l’université, annonce à sa famille qu’il s’engage dans la guerre du Vietnam. Becky, seule fille parmi les quatre enfants, très populaire et très bien insérée dans la vie sociale de son lycée, va brusquement se plonger dans la contre-culture des années 1970. Perry, d’une intelligence hors normes mais légèrement toxicomane et égoïste, tente de devenir une personne meilleure. Et Judson, le petit dernier, assiste impuissant à la décomposition familiale.

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