Littérature française

Yannick Haenel

Money, money, money

Entretien par Stanislas Rigot

(Librairie Lamartine, Paris)

D'un canevas de départ pour le moins inattendu, l'histoire d'un étudiant en philosophie qui devient un banquier fasciné par la dépense, Yannick Haenel tire un roman où les corps sont tout autant à la fête que l'esprit. Une flamboyante ode à la vie.

Que se passe-t-il à Béthune en 2015 ?

Yannick Haenel - J'ai été invité dans un centre d'art qui s'appelle Labanque, une ancienne succursale de la Banque de France, où je devais écrire le catalogue d'une exposition d'art contemporain placée sous l'égide de Georges Bataille avec des œuvres d'artistes influencés par ce dernier. En allant fumer une cigarette dans le petit jardin derrière la banque avec le directeur, j'ai été ébloui par une petite maison en briques rouges, une de ces maisons qui semble hantée. Elle avait ceci de particulier qu'elle était à quelques mètres de la banque et qu'elle semblait dévorer celle-ci. Le directeur un peu amusé par ma fascination m'a dit : «°vous savez, cette maison appartenait au trésorier-payeur et le plus beau, c'est que cet homme a creusé un tunnel entre cette maison et la salle des coffres°». À partir de là, je dois dire que la vision de ce tunnel m'a possédé ! Comme vous le savez, il y a des tunnels d'évasion, de cambrioleurs et il y a des tunnels d'obsession. Là, j'ai vu cet homme comme un personnage de Simenon, au guichet, bien des années avant, vivant secrètement une espèce de passion, incandescente, intérieure. J'étais tellement obsédé par cette figure du trésorier-payeur (il s'avère d'ailleurs que le terme était tout à fait inexact, mais je l'ai gardé parce que c'était trop beau) que j'ai convaincu la commissaire de l'exposition d'accepter que je le mette en scène. On m'a donné un bureau et j'ai fait une installation autour de ce banquier paradoxal qui avait un rapport à l'argent étrange, un banquier qui dépense tout. Les années sont passées, je me suis occupé de peinture avec le Caravage. Chroniqueur chez Charlie Hebdo, j'ai aussi passé plus d'un an à écrire sur le procès des attentats de 2015 jusqu'à l'angoisse. Et finalement, ce roman a été ma planche de salut. C'est un peu dramatique de dire ça, mais me jeter à corps perdu dans cette fiction m’a rendu euphorique : j'ai donné libre cours à ma fantaisie et j'ai plongé dans ce tunnel. Le tunnel, c'est la fiction et tout le livre se déploie comme une interrogation très simple : qui était donc ce trésorier-payeur ?

 

Dans cette vraie fausse autofiction, vous nous emmenez en 1987, l'année où votre héros qui fait des études de philosophie obtient un stage d'été à la Banque de France.

Y. H. - Et je raconte son étrange vocation. De son extase devant le portail à la visite des réserves d'or en compagnie de Ronald Reagan, son stage devient initiatique. Le récit déploie alors, comme dans un roman d'apprentissage, la vie de ce jeune homme qui décide, non pas d'arrêter ses études de philosophie mais d'en faire secrètement, tout en s'inscrivant dans des études commerciales à un moment où il y a Wall Street d'Oliver Stone, les yuppies d'Easton Ellis. Il donne l'air d'épouser la tendance des années fric mais reste un philosophe tout en devenant un banquier secrètement anarchiste ! Et le voilà arrivant à Béthune, ville marquée par la fermeture des mines, obsédé par la question de la charité : c'est la grande chose qui m'a fait écrire ce livre. Cette question, à laquelle on croit ou pas, est celle d'un communisme intérieur, l'idée de tout donner sans même se demander pourquoi, d'aider inconditionnellement quelqu'un, l'amour quasiment. Ce roman va raconter l'espèce de féerie intérieure d'un être projeté dans l'univers du capitalisme alors qu'il se vit comme le prince Mychkine : un Rimbaud chez les capitalistes !

 

Ce livre aurait pu être très théorique alors qu'il est incroyablement vivant, à commencer par son érotisme brûlant.

Y. H. - C'est un grand livre d'amour aussi. Eh oui, j'étais euphorique en l'écrivant ! Surtout après l'expérience très éprouvante des procès des attentats de 2015. La provision de désir que j'avais contenu en moi a complètement éclaté dans l'invention de ce personnage. Je me suis rendu compte à quel point la fiction m'attendait comme le véritable trésor. Comment invente-t-on sa vie ? Comment peut-on rester indemne après la ruine économique ? Comment quelque chose qui a à voir avec l'amour, l'érotisme, la charité reste irréductible ? Ce sont des questions à la fois politiques et quotidiennes qui m'ont animé pendant l'écriture de ce livre.

 

À propos du livre
De Jan Karski à La Solitude Caravage en passant par Tiens ferme ta couronne (disponibles en Folio), Yannick Haenel n'a de cesse de dessiner aux frontières des genres un univers qui lui est propre. S'il fallait en apporter la confirmation, voici Le Trésorier-payeur. D'une ouverture en trompe-l'œil aux allures d'autofiction où il se met en scène le temps d'une exposition à laquelle il participe, il bascule dans le grand roman initiatique qu'il double d'un grand roman d'amour(s), allumant au passage, avec une profonde humanité, un joyeux bûcher sur notre rapport à l'argent, le rôle de celui-ci et sa place dans le monde. Alors inclassable, oui, si ce n'est dans la catégorie des livres à dévorer de toute urgence.

Les dernières parutions du même genre