Littérature française

Adeline Dieudonné

Kérozène

illustration

Chronique de Stanislas Rigot

Librairie Lamartine (Paris)

Une station-service, une nuit d'été. Quatorze personnages dont un cheval. Y ajouter un cadavre. Secouer. Tels sont les ingrédients de base du nouveau cocktail d'Adeline Dieudonné qui, une fois encore, réussit le pari d'exploser à la figure de son lecteur tout en lui rappelant à quel point il est vivant.

La Vraie Vie a été un formidable succès public et critique. Comment avez-vous vécu cette aventure ?

Adeline Dieudonné - Avec beaucoup de bonheur et d’émotions. Je ne m’attendais évidemment pas à un tel succès. J’avais vécu l’écriture de La Vraie Vie comme une forme de transgression : je n’ai pas fait d’études de lettres et je pensais que l’écriture d’un roman était réservée à une élite intellectuelle dont je ne faisais pas partie. Donc l’annonce de sa publication par les éditions de L’Iconoclaste avait déjà été une belle surprise. Je n’avais pas imaginé remporter le moindre prix littéraire. Pour moi, l’aboutissement, c’était la publication. Et puis, il y a eu la rencontre avec les lecteurs et les lectrices. Imaginer que ma petite héroïne voyageait à travers tous ces imaginaires et qu’elle touche autant de personnes, c’était extrêmement émouvant.

 

Quel a été le déclic pour Kérozène ?

A. D. - J’étais en train d’écrire un roman qui traitait de collapsologie et de survivalisme lorsque le premier confinement a été annoncé en mars 2020. L’écriture de ce roman était déjà difficile à cause de la pression que je me mettais pour ne pas décevoir les gens. Ajoutez à cela que mon sujet entrait en collision avec l’actualité : cela m’a complètement coupé les ailes ! Alors, vers le mois de juin, je me suis remise à écrire des textes courts, juste pour le plaisir. Et puis, chemin faisant, j’ai commencé à avoir envie de créer la rencontre entre tous ces personnages. J’ai repris des textes plus anciens et je me suis amusée à les assembler dans un univers cohérent. J’ai eu envie de cette station-service, quelque part dans les Ardennes, une nuit d’été. Et puis, j’ai repris le personnage de Monica de La Vraie Vie. J’avais un goût de trop peu avec ce personnage, je voulais comprendre d’où elle venait, quelle était son histoire. J’ai eu envie qu’elle devienne le fil rouge qui traverse tout le livre.

 

Kérozène est un cocktail hautement explosif aux nombreux ingrédients. Comment le définiriez-vous ?

A. D. - C’est compliqué de le définir. Et c’est peut-être là une de mes grandes sources de satisfaction parce que j’ai réussi à trouver la liberté d’écrire le livre qui me plaisait, sans m’embarrasser de le placer dans une catégorie : roman ou recueil de nouvelles ? Toutes les histoires sont liées et s’imbriquent dans un univers cohérent, donc ça n’est pas un recueil. Et en même temps, la narration est trop éclatée pour parler de roman. J’aime bien parler de feu d’artifice ou de mosaïque. J’ai entendu des journalistes évoquer le roman choral. J’aime bien aussi. Mais pour moi, c’est avant tout un OLNI : un objet littéraire non identifié.

 

Si le livre est aussi drôle que violent, en est-il pour autant provocant ?

A. D. - Oh non, je ne crois pas. Ça n’est pas mon intention en tout cas. Je crois que pour être provocante, je devrais me focaliser sur le lecteur lorsque j’écris, calculer l’effet que le texte va produire sur lui et tenter de le bousculer. Je ne travaille pas du tout de cette façon-là. Je me focalise sur les personnages, j’essaie de comprendre ce qu’ils ont à raconter et je retranscris au mieux leur histoire. Parfois les histoires sont sombres et douloureuses, parfois elles sont drôles, parfois elles sont absurdes. Je n’ai pas l’impression d’avoir le contrôle là-dessus. J’essaie d’être honnête, de ne pas édulcorer, mais de ne pas en rajouter non plus.

 

Les nombreux personnages du livre forment une formidable galerie de personnages accidentés, pourtant l’humanité est toujours là, vibrante. Êtes-vous une optimiste ?

A. D. - Oui, clairement. Même un peu naïve parfois. Ce qui me fascine chez les gens c’est leur pluralité. Je vois toujours leurs côtés attachants, même quand ils se conduisent comme des crevures. Ce serait plus facile de les placer dans des catégories mais la réalité, c’est qu’on est tous incroyablement complexes, évoluant dans un monde qui l’est plus encore. En même temps, je suis lucide, je vois bien qu’on va droit dans le mur et qu’au lieu de changer de direction, on ne fait qu’appuyer sur l’accélérateur. Donc je suis désespérée et en colère. Mais au milieu de tout ça, j’en vois qui résistent, qui restent solidaires, qui s’accrochent à leur humanité. Et c’est dans leur direction que je choisis de regarder.

 

Deux mois après sa parution, en pleine rentrée littéraire 2018, La Vraie Vie, le premier roman d'Adeline Dieudonné se retrouvait en tête des meilleures ventes en France. Le conte de fées (un rien gothique quand même) allait se poursuivre lorsque le livre se verrait couronné notamment par le Grand prix des lectrices de Elle, le prix Renaudot des Lycéens, le prix roman Fnac et finirait par afficher 300 000 exemplaires écoulés. Autant dire que son nouveau livre, Kérozène, était attendu et autant dire qu'il ne déçoit pas, nous rappelant, avec un large sourire carnassier, le long de pages ravageuses, à quel point chacun d'entre nous est capable du meilleur comme du pire : le voyage proposé n'est sans doute pas de tout repos mais son électricité vivifiante est à ce prix, un bonheur rare en ces temps de bienséance.

 

 

Photo Adeline Dieudonné © Céline Nieszawer Leextra

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