Littérature française

David Fauquemberg

Bluff

✒ Marie Hirigoyen

(Librairie Hirigoyen, Bayonne)

Attention, avis de grand frais au sud du Sud. Route-pêche sur la mer de Tasman en furie, où souffle l’esprit des maoris. D’une langue puissante, inspirée, David Fauquemberg, au ras des vagues, nous révèle les mythes polynésiens et l’art millénaire de la navigation aux étoiles.

David Fauquemberg ne voyage qu’en immersion, il prend son temps, habite les paysages, attentif aux ombres et aux lumières de ceux qu’il rencontre. Et à leur manière d’être au monde. Il nous a déjà conduits sur les chemins erratiques, en apparence, des aborigènes d’Australie (Nullarbor, Folio), puis nous a percutés avec la rage des boxeurs de Cuba (Mal Tiempo, 10/18) et envoûtés par le compas, le rythme flamenco (Manuel el Negro, 10/18). Isolé face au grand large dans un ancien sémaphore d’Ouessant, il a rassemblé histoires et souvenirs glanés durant des années de traversées de l’Océanie, un continent dispersé, un immense archipel étrangement relié par une culture commune. On ne saura rien, même pas le nom du Frenchie, son double dans le roman, parti au bout du monde. Après la traversée à pied de l’île du Sud, « dix mois au hasard des chemins », il arrive à Bluff Harbour : « On ne poussait jamais par hasard la porte de l’Anchorage Café, surtout en plein hiver austral, quand les rafales soufflées de l’Antarctique tourmentaient sans répit le Sud de la Nouvelle-Zélande ». Jaugé par Rongo Walker, patron – pêcheur maori du caseyeur Toroa, et son second, complice de toujours, Tamatoa, taiseux géant tahitien, le voici enrôlé pour une campagne de pêche à haut risque dans ces parages « où même par temps calme, la houle dépassait quatre mètres ». Sans parler des quotas à respecter et de la mystérieuse et subtile migration des langoustes. Le trio fait corps avec le bateau sur la mer blanche d’écume et au fond des fjords enchâssés dans des falaises abruptes, surplombées de glaciers. Entre deux remontées musclées de casiers, le Frenchie écoute les histoires qui disent le savoir ancestral de la navigation océanienne. Un peuple qui a su essaimer à travers l’immensité pacifique, à bord de longues pirogues grâce à la connaissance de la navigation hauturière, transmise par des maîtres-navigateurs à chaque génération comme une initiation. Celle des chemins d’étoiles, de l’observation fine des migrations d’oiseaux, du passage des requins, des baleines, de la forme des nuages, du moindre changement de couleur à la surface de l’eau, de la nature des courants : « Ils tâtaient la tiédeur de l’eau, on dit même qu’ils la goûtaient ». Comme un écho au chant des pistes des aborigènes australiens. Ils avaient ainsi le pouvoir de faire monter les îles du fond de l’océan. Tandis qu’une tempête dantesque secoue le caseyeur pendant des jours et des nuits sans fin, se font entendre la voix de Papa Marii, fameux pêcheur d’un marlin bleu d’une tonne, ou celle de Hone Tuwhare, le grand poète maori contemporain. Seule la poésie peut rendre sensible cette « pratique du monde », selon laquelle l’univers est une force vibratoire dont participent tous les êtres vivants, les montagnes, océans, rivières et bien sûr les ancêtres disparus toujours proches, présents à jamais. Loin de tout pseudo-romantisme naturaliste, David Fauquemberg nous amène subtilement à changer notre vision, à nous immerger dans un autre regard, à nous rendre sensible une réalité enrichie par son versant invisible.

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