PAGE — Dans ce nouveau roman vos obsessions sont bien là, mais cette fois-ci vous empruntez une voix féminine. Celle d’une fille en marge d’elle-même qui n’ose pas habiter sa vie. Quel angle nouveau vous a-t-elle permis d’explorer ?
Olivier Adam — Ce n’est pas la première fois que j’écris « au féminin ». Ça ne me pose d’ailleurs aucun problème particulier. Chacun de mes romans part d’un projet formel, d’une voix et d’un lieu. Quelqu’un quelque part. J’écoute ce que cette voix a à me dire. Ce qu’on ne livre que face à soi-même, au cœur de la nuit. La narratrice de Chanson de la ville silencieuse a surgi d’une chanson, « Danser sur la table » de Vincent Delerm. J’avais le chanteur, Lisbonne, la disparition, la photo floue du musicien des rues. Le projet d’un roman travaillé de l’intérieur par la chanson, sa forme, ses petites mythologies. Me manquait l’essentiel. Le point de vue. Quand j’ai entendu la chanson de Delerm, tout s’est éclairé. C’était elle, cette fille discrète, effacée, pas du genre à « danser sur la table ». La fille du chanteur. Je voulais un livre délicat. À mi-voix. Quelque chose comme une chanson un peu triste mais retenue, sur le fil. En ce sens, elle m’a permis de renouer avec une forme de réserve, de minimalisme et d’approche poétique que j’avais un peu délaissée au profit du politique, du discours ou d’une certaine dureté. Mais il en va souvent ainsi avec mes narratrices. Elles sont pour moi des masques qui me protègent et me permettent de déposer les armes, d’être au plus près de moi et d’une forme de fragilité. Pas parce que ce sont des femmes, bien sûr. Mais parce qu’à travers elles, j’imagine qu’on me reconnaît moins et que je peux fendre l’armure.
PAGE — Vous mettez souvent en scène des adolescents, de jeunes adultes qui se construisent malgré des parents défaillants et absorbés eux-mêmes par leurs propres blessures. Écrivez-vous des romans d’apprentissage ?
O. A. — Oui. En un sens. Je vais bien, ne t’en fais pas (Pocket) en était un. Poids Léger et Falaises (Points) aussi. J’ai un peu abandonné cette veine par la suite, mais j’y suis revenu avec La Renverse (J’ai lu). La « fille du chanteur » est un double en miroir d’Antoine. Les deux livres forment une sorte de diptyque et interrogent tous deux la manière dont on peut se construire en grandissant dans l’ombre de parents défaillants, absents même dans leur présence et pourtant « dévorants ». Tellement préoccupés par eux-mêmes, leurs failles, leurs ambitions, leur création, leur pouvoir, leur perversité, selon les cas, qu’on finit par faire seulement partie d’un décor qu’ils saturent. Un motif modianesque que j’investis à ma manière. Les questions de filiation, d’héritage, m’intéressent beaucoup. En tant que fils, bien sûr. Mais aussi en tant que père. Les failles qu’on creuse sans le vouloir, les séquelles qu’on laisse tout en essayant de faire de son mieux, ce qu’on transmet de nos propres empêchements, de nos fissures et de nos fragilités, tout cela m’obsède.
PAGE — Une fille donc, à la recherche de son père, rock star passée de la surexposition à l’ombre, au mystère, échouant à rester à la hauteur de sa légende. Dans ce portrait, on tente de deviner les figures « mythologiques » qui vous ont inspiré.
O. A. — La chanson, la pop, le rock, tout cela m’a construit, en tant qu’auteur y compris, au même titre que la littérature, et plus que le cinéma. Il était temps de régler mon ardoise. Écrire un roman non pas « sur » la musique mais « travaillé » par elle. Le livre est né il y a sept ans, à Lisbonne. J’y ai croisé plusieurs soirs de suite un chanteur des rues qui ressemblait à Nino Ferrer. Et s’il avait mis en scène sa mort pour disparaître tout à fait ? J’avais déjà pas mal d’éléments. Le rapport difficile au succès, aux médias, aux maisons de disque, le retrait, la grande maison et le studio d’enregistrement, le suicide. Par la suite, j’ai nourri le personnage d’autres silhouettes. De chansons, de pochettes de disque, d’épisodes et d’anecdotes aussi. On peut croiser ici et là Bashung, Étienne Daho, Daniel Darc, Jeff Buckley, Serge Gainsbourg, Jacques Dutronc, Jean-Louis Murat, Bob Dylan, Leonard Cohen et j’en oublie. Hallyday même, pour le côté « star », les excès, les frasques, le milieu d’origine. Par ailleurs, l’écriture elle-même, la phrase s’est nourrie de celles de Dominique A., Florent Marchet, Vincent Delerm, Arman Mélies, Bastien Lallemant, Albin de la Simone et d’autres. J’ai eu la chance de croiser certains d’entre eux.
PAGE — Vous avez toujours su transmettre la force d’un lieu. Lisbonne, troisième personnage du roman, une ville qui vous va bien. Cité labyrinthique, nostalgique de son Histoire, estuaire de l’Extrême-Occident, cristallisation de la vieille Europe ouverte sur le lointain. C’est une symbolique qui vous a séduit ?
O. A. — Si je pars toujours de « quelqu’un quelque part », le « quelque part » est aussi important que le « quelqu’un ». Avec Lisbonne, j’avais beaucoup d’éléments. La mélancolie sans pesanteur, cette fameuse « saudade ». Quelque chose de doucement décati. Un certain renoncement à ravaler les façades. Un abandon. Des passages dérobés, des rues labyrinthiques laissant la possibilité aux fantômes d’apparaître et de nous échapper. Et puis l’Ouest extrême. L’océan à quelques encablures. Une ville « Finistère ». J’étais en plein dans ma propre géographie mentale, faite de lisières, de périphéries, de bordures, de dernières frontières et de littoraux. Se décentrer. Se sauver. Pour se sauver. Et puis il y avait Pessoa. L’intranquillité. Les jeux de masques. Une disposition à disparaître. Un lexique de l’évaporation. Le livre était là-bas, en somme. Il y était né. Ne me restait qu’à l’écrire.