Littérature française

Isabelle Autissier

<em>Stromness Island</em>

Entretien par Marie Hirigoyen

(Librairie Hirigoyen, Bayonne)

Quand le rêve de partir sur l’Atlantique à la voile se fracasse contre la violence des éléments du côté des cinquantièmes sud…Une narration musclée, tendue au maximum. Un regard lucide et décentré sur notre « société du tout », avec quelque chose de David Vann. Percutant !

 

Ils ont tout quitté et pris la mer à bord du Jason pour « conquérir leur propre toison d’or ». Lui rêveur, aventurier, elle alpiniste et prudente. Départ de Cherbourg pour les Canaries, les Antilles, le Brésil, l’Argentine jusqu’aux cinquantièmes sud. Une navigation émerveillée qui dépasse toutes leurs attentes. Entre Patagonie et Afrique du Sud, une île déserte australe les attire. C’est une ancienne base baleinière entourée d’icebergs et abandonnée aux manchots, otaries et éléphants de mer. Pendant qu’ils sont à terre, la tempête se lève, les vagues de plus en plus grosses déferlent sur le rivage : impossible de regagner le bateau qui chasse sévèrement sur son ancre et qui… disparaît pendant la nuit. Sur leur « île-prison », commence alors pour les deux naufragés « soudain seuls », une très longue et terrible lutte pour la survie. Le couple sera-t-il capable d’affronter l’angoisse, l’isolement, la faim, le froid, le face à face sans échappatoire possible ?

 

Page — De chroniques en récits, de contes en romans, votre œuvre littéraire est à l’évidence indissociable de votre vie de navigatrice ainsi que du rôle de vigie que vous exercez sur la santé des océans, en tant que présidente de WWF pour la France. La fiction vous ouvre-t-elle une voie pour lancer de nouvelles alertes ?
Isabelle Autissier — La fiction permet d’explorer d’une manière différente des questions qui sont liées à l’environnement, sans être forcément des questions techniques. Par exemple, je suis très frappée de la façon dont les sociétés occidentales voient leur rapport avec la nature. En se sentant supérieures ou au minimum « différentes » des autres espèces vivantes. Pour moi, c’est une colossale erreur de compréhension de ce qu’est l’espèce humaine, qui nous conduit où nous en sommes aujourd’hui, c’est-à-dire à remettre en question l’ensemble du milieu vivant et donc nous-mêmes. Plutôt que de faire des démonstrations que peu de gens ont envie d’entendre, le roman permet d’introduire cette réflexion en laissant chacun tirer les leçons.

P. — Peut-on lire ce nouveau roman comme le deuxième volet contrasté d’un diptyque ouvert avec L’Amant de Patagonie (Le Livre de Poche) où un couple fusionnait avec une nature animée, habitée, apprivoisée par la vision du monde du peuple Yamana ?
I. A. — En quelque sorte car nous sommes avec Soudain, seuls dans le contre-exemple. Les deux héros sont des jeunes gens intelligents et éduqués, mais ils n’ont plus aucune connexion avec la nature, du fait de leur environnement sociologique et leur manière de vivre. Leur désarroi est donc total, à l’inverse des héros de L’Amant de Patagonie, où l’un et l’autre avaient encore un rapport avec le vivant. Dans le cas de L’Amant de Patagonie, cela n’empêchait pas qu’ils aient l’un et l’autre des problèmes de « choc de civilisation », mais au moins ils s’assumaient dans leur environnement. Dans Soudain, seuls, le choc initial est bien celui de la confrontation avec la nature, mais qui entraîne une réflexion sur le couple, jusqu’où chacun est prêt à aller pour l’autre et, ensuite, ce qu’est le sentiment de culpabilité.

P. — L’île australe de Stromness a été le théâtre du massacre organisé des baleines depuis 1880, « pour que Paris puisse s’appeler ville-lumière ». Plus d’un siècle après, deux enfants gâtés fuyant leur confort occidental y sont broyés par la violence des éléments. On est tenté d’y voir un symbole…
I. A. — Oui, on peut le voir comme cela. S’il fallait tirer une « leçon » (je n’aime pas ce mot, car je préfère laisser au lecteur le soin de se forger son propre jugement), il me paraît évident que la nature en bonne santé est la donnée de base de toute humanité qui, en fait, lui appartient. Louise et Ludovic ne sont pas broyés par la nature qui n’a pas de sentiments, mais simplement, ils n’ont plus les codes et ont oublié que tout commençait par-là. Avant d’avoir une quelconque élaboration intellectuelle, sociale ou économique, il faut d’abord manger. Ils sont tellement loin de cela dans leur vie normale qu’ils ne l’imaginent même plus. C’est pourquoi c’est si déboussolant pour eux. En fait la nature n’est plus, au moment de leur arrivée dans l’île, qu’un terrain de jeux, un refuge fantasmé. Ce n’est pas finalement si différent de la vision du XIXe siècle. Dans les deux cas, la nature est un objet à notre service (économique ou émotionnel), alors qu’il me semble que c’est seulement une réalité biologique dans laquelle nous nous insérons.

P. — Vous êtes une formidable conteuse et vous décryptez avec une précision diabolique la spirale destructrice dans laquelle les deux passagers du Jason se déchirent et qui conduit Louise à regarder en face « sa part d’ombre ». Aller au fond de soi, une notion qui doit résonner chez la navigatrice que vous êtes…
I. A. — Ce face à face entre ces deux êtres perdus est au centre du roman. Bien entendu, l’écrivain « recycle » mille observations, émotions, perceptions de situations dans son écriture. Je ne dirai pas qu’il y a des pages autobiographiques, mais mon expérience de la solitude en mer, puis de la vie en équipage pendant de longues traversées, m’a évidemment inspirée. J’ai été particulièrement frappée de voir dans un groupe les caractères qui se positionnent l’un par rapport aux autres et évoluent au cours du temps. Comment l’empathie ou l’égoïsme se mettent en place et comment, plus nous sommes éloignés de la civilisation, plus nous allons chercher profond en nous en nous révélant. La dureté des conditions accélère ce processus, c’est pourquoi j’ai placé mes héros dans une île hostile aux hommes et qui les met tout de suite en situation de survie.

Les dernières parutions du même genre