Littérature étrangère

Max Porter

La Douleur porte un costume de plumes

illustration
photo libraire

Chronique de Charlène Busalli

()

Roman, fable, long poème… il est difficile de réduire ce texte singulier à un seul registre. Comme le souligne un critique du Guardian : « Le problème avec ce livre, […] c’est qu’il est tout simplement invendable ». Et pourtant, ne pas l’acheter, ce serait se priver d’un des plus beaux livres de cette rentrée de janvier.

Il se présente un soir à leur porte. Non pas une énième connaissance venue apporter ses condoléances ou un énième ami venu apporter un peu de réconfort, mais un corbeau. Cela paraît insensé ? Pas plus que d’avoir perdu leur maman pour ces deux garçons. Pas plus que d’avoir perdu la mère de ses enfants pour ce jeune papa. Les garçons, Papa, Corbeau : ce sont les trois voix qui s’offrent au lecteur. Les garçons racontent le silence inattendu qui a entouré la mort de leur mère – ni cris, ni sirènes hurlantes –, la nouvelle manière qu’ont les adultes de s’adresser à eux, leurs jeux et les histoires qu’ils se racontent. Parfois, ils se moquent de leur papa comme le faisait leur maman, parce qu’elle n’est justement plus là pour le faire. Leur père, lui, exprime la nature insurmontable du retour forcé au quotidien, la douleur physique du manque, l’impossibilité de se concentrer sur son travail en cours, un livre consacré au poète Ted Hughes. Parfois, il raconte des histoires de guerres et de catastrophes à ses deux fils, comme pour les immuniser contre la douleur : « Toute la peine et la souffrance du monde sont impossibles à imaginer mais je veux qu’ils essaient ». Quant à Corbeau, celui-ci rit de tout cela à travers d’étranges péroraisons destinées, en définitive, à aider le père et ses fils à accomplir leur deuil. Tel la figure du fou du roi dans les pièces shakespeariennes, il est celui qui exprime des vérités profondes sous couvert de son rôle de bouffon. Il est, selon ses propres dires : « excuse, ami, deus ex machina, blague, symptôme, fiction, spectre, béquille, jouet, revenant, bâillon, psychanalyste et baby-sitter ». Cette figure du corbeau, Max Porter l’a lui-même empruntée à Ted Hughes, qui avait consacré un recueil de poèmes à l’oiseau de malheur. C’est le corbeau mythologique, annonciateur de mort dans de nombreuses cultures, mais aussi créateur du monde, pourvu d’une forme d’intelligence bien à lui, voire d’un tempérament farceur chez certaines tribus amérindiennes. Le corbeau amène un humour ravageur au livre de Max Porter, il est celui qui empêche le texte, tout comme ses personnages, de sombrer dans une tristesse abyssale. Il serait véritablement sacrilège de parler de ce livre sans en évoquer la langue. Chaque mot à sa place, chaque structure de phrase patiemment travaillée pour obtenir un style minimaliste d’une beauté à vous arracher des larmes. Il convient de saluer ici le travail exemplaire du traducteur Charles Recoursé, qui a su donner un rythme et un souffle incroyables à la version française. Premier livre d’un jeune éditeur britannique (Granta), La Douleur porte un costume de plumes est une superbe révélation. Il est de ces textes qui nous rappellent le pouvoir de la littérature : celui, en l’occurrence, de transformer la douleur fulgurante de la perte en une beauté stupéfiante. Espérons que Max Porter ne s’arrêtera pas là et qu’il nous livrera dans le futur bien d’autres livres aussi magnifiques que celui-ci.

Les autres chroniques du libraire