Littérature française

Louons maintenant les grands hommes

CB

✒ Charlène Busalli

Sylvain Prudhomme nous emporte dans la plaine de la Crau, un paysage de western à la française, où le temps est toujours marqué par le rythme des transhumances. Une très belle histoire d’amitié entre deux hommes, liée à celle de deux frères qui n’avaient rien en commun, sauf le jour de leur mort.

Matt et Nel étaient faits pour se rencontrer. L'un et l'autre filme et photographie le même paysage : la plaine aride de la Crau et ses bergeries, aussi géographiquement proche qu'esthétiquement différente de la Camargue. Quand Matt s'intéresse à une ancienne boîte de nuit mythique du coin, la Chou, il découvre l'existence de deux frères qui l'ont fréquentée assidûment : Fabien et Christian. Deux frères qui étaient comme le jour et la nuit, mais qui ont tous deux marqué les esprits de ceux qui les ont connus. Matt ne tarde pas à découvrir qu'il s'agissait des cousins de Nel et, en prenant la décision de faire un film sur ces frères charismatiques, il va mettre leur amitié à rude épreuve en remuant des histoires de famille que Nel aurait peut-être préféré laisser derrière lui. Sylvain Prudhomme signe un roman émouvant, fait de portraits intimistes et de paysages grandioses, dont chacune des scènes, portée par une écriture splendide, laisse au lecteur une impression profondément marquante.
 

On découvre dans la brève postface de votre livre que vous vous êtes librement inspiré de l’histoire de deux frères qui ont réellement existé. Pouvez-vous nous expliquer qui ils étaient et ce qui vous a fasciné dans leur parcours à tel point que vous avez décidé d’en faire un roman ?
Sylvain Prudhomme — Je travaille beaucoup à partir d’une matière que je recueille en discutant avec des gens, à partir de rencontres qui sont souvent le déclencheur de mon envie d’écrire. Ici, le personnage de Nel, celui qui photographie la Crau, est inspiré d’un homme avec qui je me suis lié d’amitié, qui s’appelle Lionel Roux. Ce qui me fascinait était sa façon particulière de photographier cette étendue rase, en montant dans une nacelle de déménageur et en s’élevant à vingt-cinq mètres, tout seul, au milieu de rien, avec juste les cheminées de Fos-sur-Mer et un bout d’Alpilles au loin. Il réalise ainsi de grands panoramiques du paysage. Il faut se rendre compte qu’on est face à une table d’opération, à un champ de bataille. La Crau est déserte, nue, il n’y a rien, juste des pierres qui sont là depuis l’Antiquité ; on dit que c’est avec ces pierres qu’Hercule a vaincu les Ligures. C’est un paysage saturé de mythe. Je partais donc avec cet ami dans la nacelle et je me suis retrouvé à m’intéresser à deux de ses cousins, qui avaient cette caractéristique impressionnante d’être morts tous les deux très jeunes, le même jour, à 10 000 kilomètres l’un de l’autre. L’un d’eux était steward dans les années 1980, à une époque où c’était un métier prestigieux.. C’était une vie de fêtes et de voyages. Le second était quelqu’un de plus sombre, de très tourmenté. Lui a beaucoup vécu à Arles et a fini par devenir chasseur de papillons à Madagascar. Il est mort là-bas le même jour que son frère qui, lui, est mort à Arles.

 

Votre roman s’appelle Légende et vos personnages fabriquent tous des histoires : Matt avec ses films, Nel avec ses photographies, les autres personnages en racontant leurs souvenirs… Le propos ultime de votre livre est-il de montrer comment on crée des histoires ?
S. P. — Peut-être, inconsciemment. Je suis fasciné par les gens qui creusent, qui cherchent. Nel, du haut de sa nacelle de déménageur, est comme une sorte de guetteur. Le personnage de Matt fait des documentaires et il est sans cesse à l’affût de matière. Je fais aussi des livres pour ça : quand des histoires me touchent, me bouleversent, qu’elles me renvoient à ma propre vie sans doute, au temps qui passe, à la manière dont on veut mener notre vie. Nel et Matt sont deux regardeurs, deux types qui vivent dans l’aujourd’hui et sont des contemplateurs. Et ils se retrouvent devant deux frères qui ont eux, au contraire, vécu très intensément, en brûlant la vie, ce qui les renvoie quelque part à eux-mêmes.

Votre roman décrit le mode de vie des bergers, rythmé par les transhumances, qui se perd petit à petit. Est-ce que vous vouliez montrer avec cette histoire ce qu’il peut rester de ces traditions particulières ?
S. P. — Nel est fils et petit-fils de berger. En se retrouvant embarqué dans son histoire, Matt – mais c’est ce qui m’est arrivé à moi aussi – découvre tout ce monde : un monde curieusement intemporel, qui existe presque toujours autant. Aujourd’hui, on mange notre viande sans penser à tout ce monde qu’il y a derrière, ce rapport aux bêtes, qui sont d’ailleurs toujours aussi nombreuses puisqu’il y a toujours autant de brebis et d’agneaux. Pour Matt, c’est donc comme une révélation : il se retrouve plongé dans cet univers et découvre un autre rapport au monde. Tous deux parcourent la région d’Arles, de Marseille – ils vont par exemple au terminal pétrolier de Lavéra. Mais le livre se plonge de plus en plus pleinement dans le monde des transhumances, qui dépasse tout ce que Matt avait imaginé au départ, tout ce qu’il se proposait de raconter dans son film en fait. Il découvre un rapport à la nature qui ne cessera peut-être jamais. Il faudra toujours des gens pour élever les brebis, après tout.

À première vue, votre roman semble être une histoire d’hommes. Pourtant, on a l’impression que sans les femmes qui sont à l’arrière-plan, la vie de ces hommes aurait pu prendre une tournure complètement différente. Pouvez-vous nous parler de la manière dont vous percevez vous-même le rôle des femmes dans votre roman ?
S. P. — Ce qui est au premier plan, c’est en effet cette amitié entre hommes. Il y a dans ce livre ce côté très pudique des hommes, qui sont parfois incapables de s’exprimer. Le roman montre des situations où l’amitié devient un peu conflictuelle, du fait que Matt mette autant son nez dans l’histoire familiale de Nel. Ils n’arriveraient peut-être pas à se sortir de tout ça tout seuls et, en effet, la lumière et l’intelligence viennent souvent de leurs compagnes. J’ai l’impression qu’il y a des présences féminines qui ont cette façon de débloquer les choses, avec beaucoup d’intuition et en peu de mots, là où les hommes peuvent se montrer incompétents. C’est en tout cas le ressenti que j’ai eu dans cette histoire d’amitié, que j’ai vécue moi-même. Donc oui, je crois que les femmes sont finalement très présentes dans le livre, et qu’elles font preuve de beaucoup de justesse dans leurs interventions.