PAGE : Toutes les familles ont leurs secrets, leurs zones d’ombre que vos romans cherchent à éclairer. La famille est-elle une source inépuisable d’inspiration pour la romancière que vous êtes ?
Delphine Bertholon : Je viens d’une famille unie, sans drame particulier. Mais la cellule familiale est un modèle de société miniature, un microcosme dans lequel les sentiments sont exacerbés, les tensions exponentielles, les inégalités dramatisées. Une famille « normale » me semble déjà compliquée… Alors, une famille truffée de non-dits ? De tragédies ? Les systèmes familiaux dysfonctionnels ont quelque chose d’infiniment romanesque – l’explosion des émotions humaines confrontées à l’huis clos originel, l’amour et la haine au paroxysme de leurs possibilités...
P. : Grâce est un roman sur l’amour, le désamour, le « mal-amour », sur ce qui épanouit et ce qui peut détruire, au sein du couple comme dans les relations familiales. Peut-on dire que vos personnages sont les victimes de la force supérieure qu’est l’amour ?
D. B. : En littérature, j’utilise « l’amour » sous ses différentes formes, presque comme un concept. Un peu malgré moi, c’est devenu une thématique majeure. Ce sentiment, si noble au départ, pousse à faire de grandes ou de terribles choses. J’aime l’idée que cette passion universelle tire l’humain vers le haut ou vers le bas, jusqu’aux extrêmes. Par amour, on peut offrir un rein, rester fidèle dix ans à quelqu’un dans le coma. On peut, pour les mêmes raisons, se pendre à sa porte de garage ou assassiner un rival. La manière dont un sentiment donne des résultats à ce point opposés selon les situations individuelles, c’est fascinant… Finalement, comme chacun d’entre nous, mes personnages sont avant tout victimes d’eux-mêmes.
P. : Le roman repose en partie sur le journal de Grâce, femme blessée, bouleversée, perdue… Au fil des jours, cette écriture intime donne à voir le trouble grandissant du personnage. Le roman lui-même est une sorte de journal rédigé par Nathan, le fils de Grâce, trente ans plus tard. En quoi l’écriture est-elle indispensable dans les moments de tumulte que vivent les personnages ?
D. B. : Je suis heureuse de vivre, mais persiste en moi l’idée que le monde est hostile, l’existence violente, l’altérité complexe. On écrit aussi, je crois, pour composer un monde dans lequel on s’immerge, un univers qu’on maîtrise – ou qu’on croit maîtriser –, à l’inverse du monde réel. Cette illusion de contrôle est vertigineuse, mais rassurante. Dans mes livres, j’ai tendance à vouloir partager cette idée : créer soulage, qu’importe le type de création. Pour moi, c’est l’écriture ; mais la cuisine, la musique, le dessin (comme Nola dans L’Effet Larsen ou Claire dans Grâce ) fonctionnent tout aussi bien. Dans un monde qui va trop vite, il faut apprendre à s’arrêter, à réfléchir. Par les mots sur le papier, Grâce se confronte à elle-même, à ses démons. Nathan, lui, cherche à « mettre à plat » des souvenirs qu’il ne comprend pas, des sensations qui lui échappent. Tout ce qui permet de se reconnecter à soi est bon à prendre.
P. : Les cauchemars, les incidents étranges et inquiétants qui surviennent dans la maison, la référence aux vieilles rumeurs et le retour des fantômes du passé, tout contribue à la perte des repères réalistes des personnages comme des lecteurs, qui avancent alors dans une atmosphère quasi surnaturelle. Comment avez-vous imaginé ce jeu troublant à la lisière du fantastique ?
D. B. : J’adore les films d’horreur et le motif de la « maison hantée » m’excitait depuis longtemps. N’étant ni Poe ni King, je cherchais une façon personnelle d’aborder une histoire de fantôme… Avec L’Effet Larsen, j’avais commencé à travailler sur les lieux vécus comme projections de l’inconscient, l’espace objectif distordu par les émotions des personnages. C’est une impression que tout le monde connaît : telle maison de notre enfance apparaît totalement différente lorsqu’on y retourne une fois adulte. Nous y avons été heureux ou malheureux, elle nous semble plus grande ou plus petite, plus belle ou plus laide… La mémoire travaille, métamorphose le réel en fiction. Les souvenirs d’enfance sont comme des romans. Ce qui m’intéressait, pour Grâce, était la manière dont chacun réagit aux manifestations « surnaturelles », en fonction de son passé, de ses peurs, de ses croyances. Grâce adhère, Nathan doute, les enfants sentent… J’avais envie d’expliquer sans trancher ; ce fut sans doute la plus grande difficulté du livre : ce fil dont vous parlez, entre réalisme et fantastique, cet exercice de funambule à la lisière des genres. Je voulais que chaque lecteur (comme les personnages) se fasse sa propre idée des événements, utilise son propre prisme.
P. : Le roman semble placé sous le signe du double (deux femmes, deux enfants, la gémellité) et de la dualité (mémoire/oubli, passé/présent, jeunesse/déchéance…) Quel sens cela a-t-il pour vous ?
D. B. : En effet, tout dans la construction fonctionne en miroir. La juxtaposition des deux temporalités permettait de créer un pont virtuel entre la mère et le fils, mais également entre la grande et la petite histoire, les événements marquants de l’année 1981 étant vécus par Grâce comme autant d’échos à son intime catastrophe. L’image du jumeau, par-delà son inquiétante étrangeté, représente aussi ce que nous aurions pu devenir si nos choix avaient été différents : c’est un reflet des possibles, des échecs, des bifurcations... Nous avons tous, d’une certaine façon, un jumeau : celui que nous sommes/celui que nous voudrions être/celui que nous imaginons être/celui que les autres voient objectivement… Chez Grâce, un peu comme chez Dorian Gray, il y a la déchéance réelle et la déchéance fantasmée, redoutée, exagérée. Jusqu’à présent, la « jeune fille » était l’héroïne de mes romans ; pour la première fois, cette jeune fille devient la perturbatrice, le grain de sable, le symptôme. J’ai beaucoup écrit sur la difficulté du passage à l’âge adulte ; avec Grâce, il s’agit davantage d’apprendre à vieillir, d’accepter que le temps passe, irréversible. Ce thème, classique et baudelairien, s’assortissait bien avec la figure très XIXe siècle du poltergeist.