Littérature étrangère

Yaa Gyasi

Les âmes du peuple ghanéen

photo libraire

L'entretien par Charlène Busalli

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Yaa Gyasi signe un premier roman époustouflant, une grande saga familiale qui déroule de manière concomitante trois siècles d’Histoire du Ghana et des Noirs américains. Avec un fil rouge : un collier transmis sur plusieurs générations, reliant à leur insu deux demi-sœurs qui ne se sont jamais connues.

Effia est l’enfant d’une malédiction. Sa mère Baaba l’a toujours dit. La preuve : elle est née le jour d’un incendie qui a ravagé les cultures d’ignames de tout son village. D’une grande beauté, promise au futur chef Abeeku, elle finira par être donnée en mariage à un Blanc, le gouverneur James Collins. Elle quittera les siens pour aller vivre au fort de Cape Coast avec son nouvel époux, qu’elle se surprendra à aimer malgré l’implication de ce dernier dans le commerce des esclaves. À la mort de son père, elle apprend que Baaba n’est pas sa mère, mais qu’elle est le fruit d’une liaison entre son père Fanti et une esclave ashanti. Ce qu’elle n’apprendra jamais, en revanche, c’est qu’elle avait une demi-sœur, Esi, qui est passée par les geôles du fort de Cape Coast avant d’être vendue comme esclave aux États-Unis. Avec un souffle hors du commun, No Home nous embarque du XVIIIe siècle à nos jours, sur les traces des descendants d’Effia et d’Esi, du Ghana aux États-Unis.

 

Page — Votre roman se déroule sur trois siècles et aborde des sujets aussi variés que la traite des esclaves, les guerres tribales, les travaux forcés des prisonniers noirs aux États-Unis, ou encore le fléau de l’addiction à l’héroïne dans le milieu du jazz. Vous êtes-vous appuyée uniquement sur des recherches historiques ou y a-t-il aussi une part de légendes familiales ?
Yaa Gyasiz — Je me suis appuyée uniquement sur des sources historiques. Je ne voulais pas faire de recherches sur l’histoire de ma propre famille, car je tenais vraiment à ce que ce roman relève en tout point de la fiction. Je ne voulais pas qu’il s’appuie sur des événements réels qui m’auraient probablement contrainte à rendre des comptes.

P. — Des éléments surnaturels apparaissent dans votre livre : certains personnages sont victimes de malédictions et d’autres sont doués de seconde vue. Cet aspect magique fait-il partie intégrante de la culture ghanéenne ?
Y. G. — Je pense que les Occidentaux voient un côté magique ou spirituel dans certaines choses qui peuvent être tout à fait ordinaires pour des personnes appartenant à d’autres cultures. J’ai grandi en entendant des membres de ma famille parler de fantômes, de malédictions ou de visions. Ce sont donc des éléments que je trouve parfaitement naturels. Il était important pour moi d’inclure ces éléments afin de les mettre en parallèle avec des choses qu’on considère généralement comme étant « réelles » en Occident. C’était une question d’équilibre.

P. — Une Ghanéenne et son époux blanc, très amoureux l’un de l’autre alors que ce dernier prend part au commerce des esclaves, un homme qui renonce à son premier amour pour endosser le rôle qu’on attend de lui, un autre qui abandonne sa famille pour vivre la vie qu’il a toujours rêvé… Les sentiments de vos personnages et les décisions qui en découlent sont complexes. La fiction est-elle pour vous le meilleur moyen de montrer cette complexité des sentiments ?
Y. G. — Je pense que la fiction nous autorise à accéder à la vie intime des personnages. Que cela nous donne une meilleure compréhension des gens qui nous entourent. Pour moi, l’intérêt de lire de la fiction a toujours été de pouvoir me glisser dans la peau de quelqu’un d’autre afin d’essayer de mieux comprendre cette personne.

P. — Après tout ce que leurs ancêtres ont dû traverser, on pourrait croire que les personnages de Marjorie et Marcus ont la belle vie dans l’Amérique contemporaine. Mais ils ont leur propre croix à porter : celle de ne pouvoir se sentir tout à fait chez eux, ni aux États-Unis, ni au Ghana. Est-ce quelque chose dont vous avez vous-même fait l’expérience, ou que vous avez pu constater autour de vous ?
Y. G. — J’ai toujours eu l’impression d’avoir à jouer un rôle d’équilibriste entre le Ghana et les États-Unis, et je pense que beaucoup d’enfants d’immigrés peuvent se reconnaître dans le fait de ne jamais se sentir complètement intégrés. Mais la beauté de la chose, c’est que l’on peut revendiquer pour soi ces lieux et ces identités multiples. Et que ceux-ci apportent une certaine texture à votre vie.