Littérature française

Laurent Seksik

Le Cas Eduard Einstein

illustration

Chronique de Guillaume Chevalier

Librairie Mot à mot (Fontenay-sous-Bois)

Vous pensiez tout connaître d’Albert Einstein ? Vous avez tort. L’auteur des Derniers jours de Stefan Zweig (J’ai lu, 2011) s’attaque au mythe à travers un roman qui met en lumière le destin de la famille Einstein, et plus particulièrement d’Eduard, second fils d’Albert et de sa première femme, Mileva Maric.

Comme il est facile d’imaginer une famille heureuse, auréolée du prestige entourant le personnage d’Albert Einstein ! Et pourtant, c’est une véritable tragédie que ce roman va nous révéler. Nous sommes au début des années 1930 lorsqu’Eduard Einstein, à l’âge de 20 ans, développe une schizophrénie et est interné à l’hôpital psychiatrique de Burgholzli en Suisse. Cet événement vient achever le long processus de décomposition du clan Einstein, où les parents sont séparés, où les deux fils détestent leur père et où Albert Einstein apparaît clairement comme le principal responsable de cette situation. La souffrance de cette famille constitue le cœur du récit. Il y a le très lourd secret d’Albert et Mileva, sa première femme et mère de leurs deux fils, qui partagent un terrible chagrin : celui d’avoir perdu leur fille aînée, Lieserl, née avant leur mariage, et morte peu de temps après sa naissance. L’omerta était telle que les historiens ont longtemps ignoré son existence. Ensuite, s’il était un physicien de génie, Albert Einstein n’en fut pas moins un père absent. Les rapports qu’il entretenait avec ses enfants sont dépeints comme quasi inexistants, réduits au strict minimum. Les rares scènes ou Albert dialogue avec ses fils sont simplement glaciales. Trop pris par ses recherches, par sa carrière, il s’avéra incapable d’être un père et un époux. Tout le contraire de Mileva qui, non seulement sacrifia ses propres ambitions professionnelles face à l’irrésistible ascension de son mari, mais qui, face à la maladie d’Eduard, s’avéra un soutien sans faille, y compris lors des accès de violences verbales et physiques de ce dernier, qu’elle ne quittera plus. Naviguant entre souffrance face à la situation et détermination à protéger son enfant, Mileva est probablement le personnage le plus poignant du roman. Quant à Eduard, qui donne son titre au roman, son destin est terriblement bouleversant puisqu’il est interné dans un asile d’où il ne sortira jamais plus. Laurent Seksik parvient avec brio à nous rendre attachants tous les membres de cette famille. Son écriture fluide sert un récit qui saute les années de chapitre en chapitre, l’histoire se déroulant de 1930 à 1964. La complexité des protagonistes est extrêmement bien rendue et Albert Einstein lui-même, bien qu’en apparence détaché de tout et peu loquace avec ses proches, au point qu’il est difficile d’éprouver de la sympathie à son égard, est dépeint comme souffrant en silence et porteur d’un sentiment justifié de culpabilité. L’implication émotionnelle du lecteur joue à plein, par exemple lorsque Albert Einstein rend une unique et dernière visite à Eduard, à l’hôpital de Burgholzli. Ils ne se reverront jamais après cela, Albert s’exilant pour toujours sous la pression nazie. De cette dernière soirée, il nous reste des photos, dont l’une illustre le bandeau entourant le livre. Cette scène d’adieu, d’une intensité dramatique exceptionnelle, vaut à elle seule la lecture de ce roman.

Les autres chroniques du libraire