Littérature française

Vincent Message

L’œil du cyclone

Entretien par Guillaume Chevalier

(Librairie Mot à mot, Fontenay-sous-Bois)

Dans une entreprise en pleine mue néolibérale, une employée de retour de congé maternité devient la cible de son nouveau supérieur. Harcèlement, humiliation, petites piques quotidiennes… Jusqu’au drame. Analyse brillante de la condition féminine et du capitalisme financiarisé : voici le grand roman français de cette rentrée.

Cora Salme, trentenaire aux aspirations hédonistes, reprend son travail chez Borélia, une compagnie d’assurances après la naissance de sa fille. Mais l’entreprise vient d’être rachetée par un groupe qui entame un travail de restructuration et un changement de politique managériale. Harcelée par son nouveau supérieur à travers une accumulation d’injonctions contradictoires et de remarques hostiles, le quotidien de Cora va progressivement virer au cauchemar. Dans un style ciselé et sans angle mort, Vincent Message nous offre un grand roman ou sexisme et néolibéralisme se conjuguent pour devenir une machine à broyer les individus. Un sentiment croissant de dépossession et de perte de sens s’empare peu à peu de l’héroïne comme des lecteurs, jusqu’au point de non-retour. À la fois roman social, chronique familiale et livre d’enquête, à la fois dense, puissant et intelligent, voilà un livre qui vous bousculera et qui marquera profondément quiconque aura l’excellente idée de s’y plonger.

 

PAGE — Pourriez-vous nous résumer votre roman ?
Vincent Message — Ça raconte quelques années décisives de la vie d’une femme qui s’appelle Cora Salme. Elle a 30 ans et travaille à Paris. Elle a d’abord voulu devenir photographe mais a fini par prendre un poste en marketing dans une compagnie d’assurances. Elle trouve que c’est un bon compromis pour se projeter dans l’avenir. Mais nous sommes en 2010 et la crise des subprimes rattrape cette entreprise qui va être rachetée par des actionnaires désireux de la faire passer à un capitalisme plus contemporain, avec une influence plus forte de la pensée managériale, des méthodes plus agressives. Cora va alors se sentir prise au piège. Le roman est une enquête sur cette période critique jusqu’à un événement qui va bouleverser sa vie.

P. — Votre roman interroge la place de la femme au travail et dans la famille au XXIe siècle. En tant qu’homme, a-t-il été facile pour vous de traiter de ces problématiques ?
V. M. — J’aime écrire des livres qui me fassent vivre des expériences qui ne sont pas les miennes. Ça a supposé un travail d’enquête assez long. J’ai commencé ce livre il y a dix ans et il ne paraît que cette année. J’ai plus particulièrement interrogé des jeunes femmes pour savoir comment elles vivaient cette condition féminine au travail et qu’est-ce qui venait entraver le déploiement de leur puissance ou de leur désir. J’ai choisi comme cadre une compagnie d’assurances car c’est un vieux métier du capitalisme sans lequel nos vies n’existeraient pas telles qu’elles sont. Le principe de solidarité de son origine se dilue par l’individualisation des tarifs, la surveillance des individus pour savoir s’ils mènent une vie à risque ou pas. Ce thème du risque est un très bon prisme pour parler de nos vies dans leurs durées. Les rapports au risque que nous entretenons tous sont mouvants, complexes. J’avais envie de dresser un portrait de femme à travers ces deux choses-là : le monde du travail et le rapport au risque.

P. — En parlant de la compagnie d’assurances que vous avez créée, vous consacrez un chapitre entier à l’historique de cette entreprise. Vous le faites avec énormément de minutie, de détails. Cette volonté d’être précis se retrouve tout au long du roman. Pourquoi ?
V. M. — C’est aussi une manière de ne pas écrire le même livre. Le livre parle de harcèlement moral mais ce n’est pas juste une affaire d’individus, ce sont des effets de système, des contraintes qui pèsent sur chacun des acteurs. Je voulais traiter tous les points de vue, de la secrétaire au PDG, voir comment la violence économique traverse les corps, façonne la texture de notre quotidien, contrarie nos mouvements spontanés… tout en explorant les possibilités de dépassement de ces situations. Il arrive un moment où une vie individuelle qui peut paraître ordinaire dans un premier temps devient une forme de mythe raconté avec du recul.

P. — La vie personnelle de votre héroïne est très impactée par la situation qu’elle vit à son travail. Était-ce une réflexion que vous vouliez mener dès le départ ou s’est-elle greffée au fur et à mesure de votre travail ?
V. M. — C’était là dès le début. Dans un monde de ressources rares où tout paraît une lutte (avoir une place en crèche, être un peu seul lors d’une exposition…), dans cette lutte des places généralisée, il y a des communications très intenses entre le monde professionnel et le monde privé. Cora ramène chez elle ce qu’elle a vécu de sa journée. Peut-être a-t-elle besoin de le décharger ? Dans l’entreprise, elle reste quelqu’un parfois plus préoccupé par sa fille que par les enjeux des réunions du jour. Le roman traite de la difficulté d’être l’employé idéal, cet employé mobile, autonome, hyper investi. Mais le consommateur dont les économistes rêvent n’est pas mobile car il achète une maison, il prend un crédit, il fonde une famille. Voilà deux figures qui appartiennent seulement au monde économique et qui pourtant sont irréconciliables. C’est ce jeu de tension que je souhaitais décrypter.

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