Polar

Hervé Le Corre

Une chute sans fin

Entretien par Guillaume Chevalier

(Librairie Mot à mot, Fontenay-sous-Bois)

Au milieu du XXIe siècle, l’effondrement a eu lieu. Le réseau électrique a lâché et la société française, déjà sous tension depuis de nombreuses années, sombre dans le chaos. Voici l’histoire d’une lignée de femmes courageuses et combatives qui feront tout pour résister à la violence du monde.

Ce roman est une sorte de pas de côté dans votre œuvre d’écrivain. Pouvez-vous nous en raconter la genèse ?

Hervé Le Corre J’aime depuis longtemps les histoires de fin du monde, de survivants solitaires affrontant des situations dangereuses ou désespérées. Cela vient sans doute d’un film vu à la télé quand j’avais 12 ou 13 ans, Le Survivant de Boris Sagal (The Omega man), avec Charlton Heston. C’est un très mauvais film ! Mais le gamin que j’étais a été impressionné par ces scènes tournées dans les rues désertes d’une ville abandonnée. J’ai découvert bien plus tard le roman de Richard Matheson, Je suis une légende, dont le film avait était tiré. Bref, je me suis lancé dans l’écriture de ce roman au moment où la pandémie de COVID, les confinements, les images et informations d’une catastrophe globale en train de se produire m’ont donné l’impression que les spéculations imaginaires de la littérature et du cinéma se concrétisaient, que la réalité se mettait à rattraper la fiction. Ajoutez à cela ma perception d’un monde en train de tourner mal, où l’on refuse partout de contrarier la prédation capitaliste et l’avidité des actionnaires (pour le dire vite) : il était donc temps, pour moi, de faire, non pas, peut-être, un pas de côté, mais un pas en avant dans mon travail de romancier. Après avoir montré les violences du monde contemporain dans mes romans noirs, j’ai voulu imaginer (il suffit pour cela de pousser quelques curseurs) la violence du monde après sa chute du haut de la falaise où il se tenait en équilibre instable.

 

Vous faites le choix d’une narration sur le temps long. L’histoire de quatre femmes, sur quatre générations. Pourquoi ?

H. L. C. Tout de suite, j’ai voulu montrer le début de la tragédie, son aggravation, pour en arriver au récit de cette poursuite errante dans laquelle se lancent mes quatre personnages au début du XXIIe siècle, vers 2110, 2120. Mon problème, si je voulais éviter un pavé illisible de 800 pages, était de procéder par ellipses et retours en arrière pour essayer de montrer comment on en était arrivé là et de construire une sorte d’entonnoir chronologique. Le choix de ces femmes s’est imposé à partir du moment où j’ai inventé Rebecca et Alice, leur désarroi, leurs terreurs, leur courage, leur volonté. Il était évident pour moi qu’elles devaient avoir des héritières capables de transmettre et de perpétuer ces qualités, y compris leurs talents pour le dessin, leur don d’intuition ou de prescience, un don un peu magique.

 

Comment avez-vous appréhendé l’esthétique et les codes de cette France post-apocalyptique ?

H. L. C. L’esthétique post apocalyptique repose pour moi sur l’effroi, le danger quasi permanent, la violence, la solitude, l’abandon, la décrépitude des lieux, les aberrations, la folie, le désespoir. Mais aussi des moments d’émerveillement, d’humanité, de joie et d’infinie tristesse mêlées. J’ai pris soin de ne donner aucun repère géographique, d’inventer une géographie en fonction de ce dont j’avais besoin ou bien d’imaginer des lieux où j’avais envie de faire évoluer mes personnages.

 

Il est clair que dans votre livre, la violence se manifeste essentiellement dans des rapports de domination, notamment de domination masculine.

H. L. C. La violence est partout, c’est elle qui commande les actes des personnages : soit par la peur qu’ils éprouvent, soit par les combats qu’ils doivent mener pour sauver leur peau. La violence est de tous les instants mais j’ai choisi, la plupart du temps, de ne pas la montrer, me contentant de la faire évoquer par le truchement des souvenirs ou des récits des personnages. Mais il est évident que les femmes que je mets en scène sont victimes des hommes, de leur domination prédatrice, exacerbée, exaspérée par le chaos ambiant. Je ne voulais pas, cependant, les assigner au rôle (ou à la fonction romanesque) de victimes : c’est pourquoi je leur ai donné tout ce courage, cette combativité, cet acharnement à vivre et cette recherche du bonheur, n’ayons pas peur des mots !

 

Votre vision d’un potentiel effondrement de notre société me paraît plus complexe et plus subtile que dans d’autres romans de ce genre. Pensez-vous que nos sociétés sont condamnées ?

H. L. C. Je ne sais pas si ma vision est plus complexe ou plus subtile. J’ai seulement essayé de montrer comment ça se produit. Ce qui se passe pendant l’effondrement et juste après, ce que j’ai rarement trouvé chez d’autres auteurs. (Mais je suis loin d’avoir tout lu dans cette catégorie.) Je me suis appliqué à rendre mon récit le plus crédible possible, le plus proche des personnages. J’écris toujours des romans de personnages et je me pose toujours la question de ce que ça leur fait d’être confrontés à des situations qui menacent leur vie, de perdre des êtres aimés, de traîner avec eux leurs fantômes, de devoir se battre et pourquoi pas tuer. Finalement, ce réalisme-là auquel je me suis efforcé, procède de la même volonté, de la même tension dans l’écriture que celle de mes romans noirs. Quant à savoir si nos sociétés sont condamnées, disons qu’elles se condamnent, qu’on les condamne pour les raisons que j’exprimais sommairement plus haut. Mais il n’est pas sûr que l’exécution ait lieu. Gageons que les peuples, enfin conscients de ce qui se prépare, sauront l’empêcher.

 

 

Le monde tel que nous le connaissions n’est plus. Au milieu du désordre, Rebecca, Alice Nour et Clara vont, de mère en fille, fuir la barbarie des hommes, dans cette dystopie âpre et violente. Leur histoire est racontée de manière non linéaire, chaque chapitre suivant un binôme mère-fille à différentes époques. Un amour filial inépuisable et leur don de prescience presque surnaturel font de ses femmes des personnages mémorables. Anxiogène car crédible, terrifiant par la brutalité qu’il met en scène, ce livre sait toutefois nous abreuver de ce mince et fragile filet d’espoir caractéristique de notre humanité. Hervé Le Corre est un virtuose et le roman post-apocalyptique français tient son chef-d’œuvre.

 

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