Littérature française

Laurent Gaudé

Chien 51

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Chronique de Manuel Hirbec

Librairie La Buissonnière (Yvetot)

Chien 51 est un roman inattendu et audacieux. Laurent Gaudé conduit le lecteur là où il s'y attend le moins : dans un effroyable monde dystopique. Véhiculant un puissant imaginaire et des personnages marquants, ce roman d'anticipation est doublé d'une intense enquête policière.

Pourquoi vous être tourné vers le roman d'anticipation ?

Laurent Gaudé - Je pressentais qu'avec une dystopie, j'allais pouvoir laisser libre cours à mon imagination. C'est un monde à inventer : on peut tout décider des règles qui le régissent, du fonctionnement de cette société, des comportements humains. Un des déclencheurs est aussi ce que nous traversons depuis trois ans. Nous avons tous éprouvé l'effacement de la frontière qui existait entre le réel et la science-fiction : les rues vides de nos villes, nos vies régies par des contraintes délirantes. Cela m'a donné envie de sauter le pas.

 

Quel est ce monde de GoldTex, une mégafirme qui rachète des États ?

L. G. - Mon point de départ, pour bâtir ce monde-là, a été la crise grecque. Si cette crise était allée au bout de sa logique, si la Grèce avait fait banqueroute, nous pouvons tout à fait imaginer qu'une des entreprises des GAFAM ait dit : «je peux la racheter ? ». Je rappelle que le port du Pirée a été intégralement racheté par une entreprise chinoise. Là, je fais un pas de plus : c'est le territoire qui a été acheté, avec ses habitants, avec tout. Quand on plonge dans ce monde de GoldTex, on entre dans la grande ville de Magnapole qui est organisée en trois zones : la « Zone 1 », qui est la zone du privilège et du pouvoir, là où siègent les grandes administrations et où habitent les résidents « importants », la « Zone 2 », zone centrale aux quartiers proprets avec des commerces, et enfin la « Zone 3 » où vit l'immense majorité des habitants, notamment les immigrés qui viennent de ces pays rachetés. C'est la zone ouvrière, laborieuse, déglinguée aussi. Il faut passer des checkpoints pour changer de zone. J'ai imaginé ce monde fonctionnant beaucoup sur la récompense, un peu comme dans les grandes entreprises.

 

Cette projection dans l'avenir est-elle une façon de regarder le monde actuel ?

L. G. - Cette anticipation sert précisément à réinterroger en permanence notre présent et ce qui compte dans notre humanité, ce qu'on est en train de perdre ou ce qu'on pourrait perdre. Si dans Chien 51 la répartition en trois zones est une construction futuriste, à Paris, que je connais bien, la répartition en zones existe, entre le cœur de Paris, la première ceinture et la lointaine banlieue. On est dans une répartition géographique imposée. Le prix de l'immobilier, élément définitif et fatal, contraint beaucoup de gens à quitter cette ville. J'ai fait un constat similaire à Dacca, la capitale du Bangladesh. C'est un État prolétarien qui travaille pour nous. Et nous ne le savons même pas ! C'est une usine du monde. J'ai beaucoup repensé à Dacca pour écrire Chien 51, à ces hommes et ces femmes qui sont dans la fournaise d'un atelier permanent. Eux sont vraiment dans une « Zone 3 ».

 

Pourquoi avoir par ailleurs cousu une trame policière ?

L. G. - J'ai une prédilection pour la tragédie où souvent la mort est annoncée. Là c'est différent, le meurtre a eu lieu. D'une certaine manière, la tragédie est terminée. On est au moment d'après, avec ce chemin qui me semble être au cœur du polar en général : on va du sang à la vérité. L'enquête est le signe de cette marche vers la vérité. Mon personnage, Zem Sparak, est dans cette logique-là mais pour une raison que je ne vais pas expliciter, il va du sang au sang.

 

Zem, qui vient de l'ancien monde, mène l'enquête avec une jeune policière, Salia. Que va-t-il se jouer entre eux ?

L. G. - Salia est beaucoup plus jeune, elle est le fruit de cette société, elle n'a connu que cela alors que Zem a plusieurs passés en lui. Plus il avance dans la vie, plus il se demande si ces passés ne vivent plus qu'en lui, parce qu'il y a de moins en moins de monde avec qui parler de la Grèce et de ce qu'il y a vécu. Salia sent que Zem a quelque chose d'étrange comme une manière de mieux lire le monde, de découvrir des choses qu'elle ignore. Ce qui va se jouer entre eux, c'est une forme de transmission de la mémoire, une interrogation de cette société dans laquelle ils vivent.

 

Après l'effondrement et le rachat de son pays, la Grèce, par la mégafirme GoldTex, Zem Sparak est devenu, vingt ans plus tard, un policier relégué dans la Zone 3 de la ville de Magnapole. Découvrant un cadavre horriblement mutilé dans un terrain vague, il se voit imposer comme supérieure une jeune enquêtrice venue de la Zone 2, Salia Malberg. Cette enquête sensible va les mener au cœur du pouvoir et des rivalités de GoldTex, dévoilant un monde inique et cynique. Elle ramènera Zem vers les fantômes de son passé où les trahisons et les manipulations se jouèrent de tous. Depuis ce monde qui pourrait advenir, Chien 51 sonde notre humanité la plus profonde.