Ce monde sans rivage est celui du pôle Nord que vont chercher à franchir, en le survolant en ballon à la fin du XIXe siècle, trois Suédois qui rêvent d'aventures et de gloire. S'écrasant sur la banquise trois jours après leur envol, ces compagnons d'infortune dérivent pendant trois mois, seuls au monde, tentant d'aborder un rivage inaccessible. Ils documentent alors leur quotidien par des photographies et des récits retrouvés trente ans plus tard dans la glace. Se saisissant de ce matériau exceptionnel, Hélène Gaudy déploie une magnifique et passionnante interprétation de cette terrible expédition. Travaillant l'épaisseur du temps, elle donne à découvrir l'histoire de ces hommes et des profonds échos qu'elle inspire jusqu'à nos jours. Elle fait résonner la secousse que leur disparition provoqua comme si l'effacement de ces hommes dans ce paysage préfigurait l'amenuisement des glaces qui menace aujourd'hui.
PAGE — Comment avez-vous découvert l’histoire de ces trois hommes qui, à la fin du xixe siècle, rêvaient de survoler le pôle Nord en ballon ?
Hélène Gaudy — Je m’intéresse beaucoup à la photographie : c’est souvent un inducteur de fiction et le point de départ de mes livres. En 2014, à Copenhague, dans une exposition qui mêlait archives et art contemporain sur la question du voyage d’exploration, j’ai découvert une série de photographies marquées, au sens propre, par le Grand Nord : les pellicules étaient restées trente ans dans la glace avant d’être retrouvées et développées dans les années 1930. En voyant ces images, j’ai d’abord été saisie. Ce sont des images d’avant la mort, des images que ces hommes ont prises en allant vers leur disparition. Elles avaient cette puissance et cette étrangeté qui m’a tout de suite donné envie de découvrir leur histoire.
P. — L’idée de rêve est-elle au cœur de votre récit ?
H. G. — C’est le rêve d’une époque où l’on désire tout attraper du monde. Il y a cette envie de cartographier, de photographier, d’inventorier, de prendre possession du globe. Ces hommes portaient l’envie de marquer la présence humaine dans ces territoires qui étaient inconnus. Ils rêvaient encore d’un continent avec un rivage. Ils s’envolent pour le photographier du ciel et, au bout de trois jours, le ballon s’écrase. Au lieu d’avoir ces images aériennes de la puissance qu’ils voulaient montrer au monde entier, ils vont marcher sur la banquise et prendre des photographies de l’inverse de ce qu’ils avaient voulu montrer. Cet échec m’a touchée parce qu’ils vont le porter avec beaucoup d’héroïsme et de bonne humeur jusqu’à l’absurde : ils boivent du champagne, portent des cravates en soie dans leur traîneau ! Il y a une espèce de folie, une poursuite jusqu’au bout du rêve.
P. — Cet espoir de triomphe n’est-il plus alors qu’une espérance de survie ?
H. G. — Ils sont seuls au monde dans un lieu dont ils ne connaissent absolument rien. Ça va durer trois mois, la longueur de l’été polaire. Ils vont marcher dans une lumière permanente qui va s’amenuiser et vont mourir juste avant la nuit complète. Ce rapport à la lumière traverse tout le livre. Ils marchent, ils photographient et ils écrivent aussi des récits d’exploration dont j’ai utilisé des passages qui viennent ponctuer le roman. Ce qui m’a touchée dans les images et dans les textes retrouvés, c’est que, même dans des situations désespérées comme celle-ci, ce qui fait tenir, c’est de mettre en récit ce qui nous arrive, de raconter des choses très minuscules et très belles comme la couleur des plumes des oiseaux, la texture de la neige. Ils vont vraiment être très attentifs jusqu’au bout au monde qui les entoure et essayer de le partager.
P. — Comment avez-vous déployé ce récit ?
H. G. — Je n’ai vraiment pas voulu écrire un roman historique. Leur histoire est toujours vue depuis aujourd’hui et avec l’épaisseur de temps qui nous sépare d’eux. Je n’ai pas essayé de reconstituer les événements qui m’étaient inconnus mais plutôt de rentrer dans l’humanité des personnages et de les faire exister à travers tout ce qui peut nous permettre de nous en saisir.
P. — L’idée d’effacement traverse-t-elle aussi votre roman ?
H. G. — Il y a une disparition du paysage qui est liée à la disparition de la volonté de le saisir. Une fois que le monde est quadrillé, découvert et cartographié, cette aventure qu’ils ont tant cherchée, elle n’existe finalement plus. Je me suis aussi rendu compte que ce que je voyais sur ces images était la disparition de ce Grand Nord. J’ai eu l’impression de quelque chose de très photographique, de quelque chose qu’on expose très longtemps à la lumière et qui, à force d’être exposé, est en train de s’effacer.