Littérature étrangère

Arundhati Roy

Le Ministère du bonheur suprême

✒ Maria Ferragu

(Librairie Le Passeur de l'Isle, L'Isle-sur-la-Sorgue)

Plus de vingt ans après son roman, Le Dieu des petits riens (Folio), Arundhati Roy, délaisse un temps les essais politiques pour un retour très réussi à la fiction. Nul doute pourtant que Le Ministère du bonheur suprême est un texte engagé et passionnant qui nous donne à mieux comprendre les déchirements qui habitent encore l’Inde.

Ce roman est à l’image de l’Inde, fourmillant, labyrinthique, complexe. Il nous entraîne d’abord sur les traces d’Aftab, devenue Anjum, une « hijra » (hermaphrodite) à la fois mal aimée dans son pays et crainte également, ce qui lui permet de vivre dans une certaine sécurité mais en marge de la société. Anjum est un des personnages centraux du roman, une femme capable d’un amour absolu pour ceux qui composent le clan éclectique qu’elle s’est choisi, ayant été délaissée par les siens du fait de son identité ambiguë. Elle choisit donc de recomposer une famille, dans un cimetière de la ville et c’est entre les tombes qu’elle bâtit au fil des années un lieu unique qui deviendra une « guest house » qui accueillera les pauvres, les sans voix et des hommes et femmes en mal de solitude qui retrouveront à son contact un peu d’espoir, d’envie de vivre ou de mourir paisiblement. Parmi ses locataires, se trouve la mystérieuse Tilottama, une jeune femme triste et révoltée qui a su offrir à Anjum une chose qu’elle n’espérait plus. À travers le portrait de Tilo, c’est tout le destin de l’Inde et de son histoire qui sont évoqués, et notamment les heures noires du conflit opposant l’Inde et le Pakistan au sujet du Cachemire. Elle aime un homme Musa, Cachemiri, pour lequel elle acceptera de traverser les zones de conflits pour mieux comprendre les combats de son amant et les absences de celui-ci. Au cœur de plusieurs triangles, voire carrés amoureux, elle est un des personnages clé du roman, une autre voix de femme à écouter et à suivre au fil des pages. Arundhati Roy ne nous épargne rien des guerres et des conflits qui ont pu habiter cette zone du monde pendant plus d’un demi-siècle et dont les grands enjeux sont encore aujourd’hui incertains. Au-delà des problématiques de frontières, ce sont aussi des enjeux religieux qui sont en cause, toujours d’actualité et pour lesquels les minorités sont loin d’être épargnées. Dans une société régie par les castes et les systèmes sociaux, l’auteure donne la parole à ceux que l’on entend le moins, aux laissés-pour-compte du géant indien ! Le tour de force de l’auteure est de nous faire voyager à travers les petites histoires intimes de ses personnages en les mêlant à la grande Histoire de son pays, sans jamais sombrer dans le misérabilisme, avec toujours cette pointe de sagesse et de distance quant à l’inéluctabilité de la vie qui donne à profiter des « petits riens » du quotidien. Il y a souvent plusieurs histoires dans l’histoire, ce qui apporte au texte son caractère labyrinthique et donne une vraie place à tous les personnages secondaires nous permettant de voyager dans cette lecture, presque comme dans une rue de Delhi. Malgré un propos parfois dur, on se laisse emmener avec une véritable curiosité et une certaine jubilation à la suite des personnages hauts en couleur qui habitent ce roman et lui donne toute sa substance. On rit aussi parfois de l’absurdité des hommes et de leurs constructions idéalisées mais on se laisse volontiers embarquer dans cette grande fresque universelle et intimiste bâtie par une des auteures majeures de notre siècle.

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