Littérature française

Delphine de Vigan

Les prisonniers du royaume

L'entretien par Maria Ferragu

Librairie Le Passeur de l'Isle (L'Isle-sur-la-Sorgue)

Avec ce dixième roman, Delphine de Vigan signe un texte passionnant, véritable miroir des thématiques de notre époque et de nos propres contradictions. Elle dresse le portrait d’une société gouvernée par l’image, qui aime la satisfaction immédiate, la consommation et la notoriété, quel qu’en soit le prix à payer !

Vous qui êtes plutôt discrète sur les réseaux sociaux, comment vous est venue l’idée de ce thème de la surexposition médiatique, quasiment inexploré en littérature ?

Delphine de Vigan - L’idée m’est venue en découvrant un reportage à la télévision sur de jeunes enfants youtubeurs qui étaient invités dans un centre commercial pour une séance de dédicace. Ils représentaient une marque de textile et étaient accueillis comme des stars internationales. L’envie d’écrire autour de ces images est venue immédiatement. Elle s’est confirmée quand j’ai découvert ce phénomène des enfants influenceurs et tout l’écosystème qui l’entoure.

 

Vous avez plusieurs fois évoqué votre trilogie, composée des Loyautés, des Gratitudes et d’un troisième livre sur le thème de l’ambition qui viendrait la conclure. Les Enfants sont rois (et ses héroïnes ambitieuses) est-il ce troisième volet ?

D. de V. - J’avais prévu en effet de boucler cette trilogie par un troisième texte : Les Ambitions. Je travaillais alors sur des formes courtes et sur la recherche d’une certaine économie de moyens. Avec cette idée que l’on peut dire beaucoup avec peu et que l’intensité des sensations, des émotions, surgit aussi d’une forme de simplicité, de sobriété. Mais ensuite un autre livre s’est imposé à moi, comme cela arrive parfois, qui nécessitait une forme différente, plus ample.

 

Il y a, dans votre roman, des aspects sociétaux mais aussi les forces du thriller et même de la dystopie. Comment le définiriez-vous et quel thème compte le plus pour vous ?

D. de V. - J’aime mélanger les codes, les genres, tenter de les adopter pour les désamorcer. C’est une manière d’explorer les frontières de mon propre travail, mais aussi de créer une sorte de déséquilibre qui me semble propice à faire émerger quelque chose de nouveau. Les Enfants sont rois flirte avec le polar, la dystopie, mais c’est sans doute avant tout un roman sur l’époque. Il aborde différentes questions : l’utilisation des enfants sur les réseaux sociaux, l’hyper consumérisme de nos sociétés, une certaine forme de violence qui peut s’exercer au sein de la famille et ce sentiment de décalage que nous pouvons parfois ressentir au sein d’un monde qui va si vite.

 

Mélanie et Clara sont deux héroïnes à l’opposé l’une de l’autre et pourtant elles se rejoignent dans leur solitude. La plus seule n’est pas forcement celle que l’on croit, mais toutes les deux se sont construites aussi par rapport à leur enfance et peut-être une nécessité de revanche ?

D. de V. - Oui, j’ai aimé les construire comme deux facettes d’un même monde. L’une vit dans l’ombre, le secret et cultive son retrait ; l’autre a toujours recherché la lumière. L’une n’a cessé de développer son regard critique ; l’autre multiplie les signes d’adhésion à son époque. C’est vrai qu’elles se rejoignent finalement dans une forme de solitude. Et de mélancolie diffuse, inavouée. Je ne sais pas si elles sont animées par un esprit de revanche. Ce qui est sûr, c’est qu’elles n’ont pas reçu la même éducation. Elles ne sont pas armées de la même manière pour décrypter le monde.

 

Dans une société du paraître et de la satisfaction immédiate, Mélanie est-elle finalement, autant que ses enfants, une victime de son époque ?

D. de V. - Une victime, je ne sais pas. C’est une question à laquelle, comme Clara, je ne sais pas répondre. Est-elle une femme en quête d’amour et de reconnaissance, victime d’un monde où il faut être liké pour exister ? Ou bien est-elle simplement une femme parfaitement adaptée à son temps, qui a intégré le fonctionnement de l’algorithme et la vitrine incontournable des réseaux sociaux ? Sans doute un peu des deux. C’est une femme qui rêve d’un monde aux couleurs pastel, qui l’a créé et qui entend y rester.

 

La lecture de votre livre amène forcément à une introspection de nos propres pratiques sur les réseaux sociaux. Une manière de refléter nos propres contradictions ?

D. de V. - Je ne voulais surtout pas écrire un livre sentencieux ou à thèse. J’aime l’idée que mes livres s’ancrent dans une réalité très contemporaine et qu’ils reflètent tous une forme d’ultra moderne solitude. Mais je veux rester à hauteur de mes personnages. Je crois au pouvoir de la fiction, du romanesque, pour nous donner à voir les coulisses, l’envers du décor. Pour nous conduire à déplacer légèrement notre regard. Adopter un autre point de vue. En l’occurrence, celui des enfants. Des enfants rois, certes, mais de quel royaume ?

 

Mélanie Claux est de cette génération qui a grandi avec les réseaux sociaux et la téléréalité. Elle est devenue au fil des années une youtubeuse réputée et a bâti un empire financier et médiatique avec sa chaîne aux millions d’abonnés qu’elle alimente de la vie de ses deux enfants. Le jour où sa fille Kimmy disparaît, probablement enlevée, c’est tout son monde qui s’écroule et menace l’équilibre d’une famille qui était finalement loin d'être parfaite. Se dévoile alors les contours d’un monde où les enfants sont rois, mais aussi prisonniers d’un royaume dont ils n’ont pas forcément tous les codes. La chronique sociale devient alors thriller impossible à lâcher et s’autorise même une incursion vers la dystopie pour questionner notre futur et les conséquences de cette ultra médiatisation. Delphine de Vigan livre un roman fort et addictif sur un sujet qui avait été peu exploité en littérature jusqu’à aujourd’hui et qui restera dans les mémoires !

 

Photo Delphine De Vigan © Francesca Mantovani