Littérature française

Véronique Ovaldé

Des vies d’oiseaux

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photo libraire

Chronique de Coline Hugel

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Une mère et sa fille, une fille et son amoureux, une femme et son amant, tous ces beaux oiseaux pleins de couleurs volètent et se posent parfois pour quelques instants dans l’air magique d’une Amérique latine née de l’imagination fertile de Véronique Ovaldé.


Page : Votre nouveau roman, cette fois encore, se situe en Amérique latine. Alors, pourquoi l’Amérique latine ?


Véronique Ovaldé : Eh bien, mais ce n’est que le second texte qui prend pour cadre l’Amérique latine ! C’est un endroit où je me sens bien, où j’ai envie de me poser, un lieu dans lequel inscrire mes territoires imaginaires. Auparavant, j’ai longtemps flâné à droite et à gauche, puis je me suis sentie à l’aise à l’intérieur de cette zone. C’est cependant une Amérique latine différente de celle, plus tropicale, qui apparaissait dans Ce que je sais de Vera Candida. Ici, les territoires sont âpres, désertiques et évoquent davantage un pays comme le Mexique. L’Amérique latine est aussi pour moi une affaire familiale. Beaucoup des membres de ma famille, d’origine basque, se sont installés sur le continent. Quand j’étais enfant, j’entendais sans cesse parler de l’Amérique latine, c’était notre Amérique à nous, nos oncles d’Amérique si vous voulez. Je pense que cet espace a abondamment nourri mes divagations enfantines.


 

P. : Racontez-nous ce qui se passe dans ce nouveau roman, dans cette nouvelle Amérique latine.


V. O. : Le contexte est différent du précédent livre où je décrivais une histoire de famille sur plusieurs générations. Des vies d’oiseaux met en scène quatre personnages qui font l’expérience de nouveaux émois amoureux dans leurs existences. Le roman s’ouvre sur la visite du lieutenant Taïbo chez les propriétaires d’une villa cambriolée. Le lieutenant est très surpris, car rien n’a été dérobé. Il rencontre Vida, la maîtresse de maison, qui habite cet endroit magnifique perché au sommet d’une colline, face à la mer, au milieu d’une de ces cités balnéaires qui s’effondrent année après année. La colline où se dresse la maison est surnommée « la colline dollars » parce qu’elle est couverte des villas les plus somptueuses du coin. Vida y habite avec son mari, mais sa rencontre avec Taïbo va bientôt bouleverser sa vie, de même que celle de deux jeunes, deux « coucous » qui passent de maison en maison et dont on suit les pérégrinations tout au long du roman. Ces deux personnages emploient leur temps à investir les maisons de la ville pendant les périodes où leurs propriétaires en sont absents. Ils n’y prennent rien, ne font rien d’autre que profiter de cette richesse, voler de petits bouts de vie aux habitants qui ne sont pas là.


 

P. : Vous dressez le portrait d’une femme pas banale, Vida, une femme forte que je qualifierai, si vous le permettez, de sauvage et qui semble peu à peu se flétrir au milieu de ce monde trop civilisé, obnubilé par l’argent dont la colline aux dollars symbolise toutes les valeurs. Vida, qui signifie « vie », se meurt…


V. O. : Oui, c’est étrange ces histoires de nom. Je l’ai spontanément appelée Vida, sans penser tout de suite au fait que cela revenait à l’appeler Vie. Les connexions s’opèrent de manière énigmatique. Je n’avais pas pensé que mon personnage, qui était en train de s’étioler et allait reprendre vie, portait le nom même de sa rédemption. Je l’ai nommé Vida parce que c’est le prénom d’un personnage que j’avais adoré d’un roman de Richard Brautigan, L’Avortement. Le texte met en scène un narrateur bibliothécaire qui raconte son amour pour une femme du nom de Vida. Je trouvais ce prénom, présent en moi depuis très longtemps, magnifique. Mon héroïne a sans doute hérité de ce nom en souvenir du roman de Brautigan. Vida s’étiole, vous avez raison. Elle vient d’un village assez misérable et a connu, grâce à sa beauté, une ascension sociale fulgurante qui l’a conduite jusque dans cette somptueuse villa où elle se sent toutefois comme enfermée à l’intérieur d’un tombeau. Vida est très belle, elle est blonde et a des yeux beiges. C’est cependant une beauté bizarre qui ne correspond pas aux canons physiques des femmes latino-américaines. Un jour, elle a rencontré un homme, son mari, qui l’a sortie de son village, l’a arrachée à la misère et en a fait cette magnifique bourgeoise qu’elle est devenue quand Taïbo se présente à sa porte. Vida est pourtant hantée par une petite voix qui lui susurre tout le temps : « Mais qui saura d’où je viens ? » Elle est obsédée par le fait d’avoir en quelque sorte renié ses origines. Il n’est pas si simple de changer de milieu social. Une violence, insidieuse, vous ramène en permanence à vos racines. Les racines de Vida, c’est ce village qui, au-delà de sa misère, est imprégné de sauvagerie. Cet endroit isolé au milieu du désert, Vida continue d’y penser, en tant que théâtre de son enfance, mais aussi d’événements d’une grande violence, à commencer par les bêtes sauvages qui peuplent ses environs. La première scène que j’ai écrite parle d’une chasse aux bisons. Une telle scène dans un roman intimiste sur le sentiment amoureux, sur des amours qui peuvent naître ou renaître, a quelque chose d’étrange, j’en conviens. Cette scène de chasse raconte le départ d’un père et de son fils un jour de grand froid pour tirer des bisons. Aucune complicité virile n’unit les deux personnages. Le fils a 14 ans, il sait que son père n’est pas un individu responsable, qu’il va mettre en danger la vie de son fils. La chasse aux bisons est une entreprise périlleuse. Il faut affronter des forêts épaisses couvertes de neige, au-delà d’un lac, et des animaux qui peuvent s’avérer féroces. J’ai écrit cette scène originelle et je ne savais qu’en faire, jusqu’à ce que je comprenne tout à coup qu’elle devait prendre place au cœur du roman. Dès lors, la trame s’est structurée autour de la chasse aux bisons. Le petit garçon de 14 ans est l’un des coucous qui investissent les villas désertées de la colline aux dollars. C’est drôle, parfois, la manière dont se construit un roman. Il y a une première image apparemment sans lien avec le reste, qui peu à peu prend sens. 


 

P. : Paloma est l’enfant inespéré, celui qui n’aurait jamais dû arriver puisque Vida a fait trois fausses couches auparavant. C’est aussi le seul moment de sa vie où elle a la possibilité de déverser son amour, de protéger, de donner et de recevoir de l’amour en retour… 


V. O. : Il y a quand même Taïbo. J’ai toujours besoin d’un personnage masculin dont je sois un peu amoureuse. C’est que je dois vivre un an avec ces personnages, alors s’il n’y a personne que je puisse aimer, c’est dur. Quand la petite fille arrive, il se développe une relation extrêmement puissante entre elle et sa mère. Même si son mari est charmant avec elle – mais ils n’ont pas grand-chose à se dire –, Vida était la proie d’un grand vide dans cette vaste villa. C’est une maison impressionnante, toute de béton et de verre où même le placard à chaussures bénéficie de la climatisation. Aucune fenêtre ne s’ouvre. Tout est clos. Vida s’y sent prisonnière. Elle y est enfermée autant que dans sa vie. Alors elle met un zèle particulier à s’occuper de sa fille… peut-être un peu trop. Je suis fascinée par cette période où l’on perd ses enfants, où l’on n’a plus accès à eux. Il survient un moment à l’adolescenàce où on ne sait plus très bien à qui on a affaire. Le fait d’avoir vécu dans une proximité presque fusionnelle avec ses enfants, et puis à un moment ne plus réussir à se comprendre est une chose qui ne laisse pas de m’intriguer. L’expérience est terrible pour Vida. Ne plus pouvoir parler, ne plus pouvoir se comprendre avec sa fille dont elle a été physiquement si proche est très pénible pour elle. La fin du roman est relatée à travers le regard de Paloma, ce qui permet peut-être de mieux comprendre comment se construisent les relations entre parents et enfants – en l’occurrence entre une mère et sa fille – et la façon dont ces liens peuvent se resserrer lorsque la vie les a distendus. Les personnages du roman prennent le risque de briser le confort dans lequel ils étaient installés pour tenter de se libérer. Ce n’est pas forcément facile de prendre ce risque quand on a l’âge de Vida – elle n’est pas une femme âgée, mais à 20 ans, on est encore libre, sans attache, on n’a pas besoin de se libérer de quoi que ce soit. Alors qu’à 45 ans, c’est sans doute plus compliqué. Taïbo est un homme mélancolique qui a vécu jadis un grand amour. Il pense que c’est fini. Tout comme Vida, il est convaincu que plus rien ne peut lui arriver sur ce plan là. Leur rencontre ébranle cette conviction un peu mortifère. Vida a cependant du mal à passer le pas. Elle voudrait, en quelque sorte, des garanties sur la suite des événements. Taibo rétorque : Mais si tu voulais des garanties, il valait mieux t’acheter un toasteur ! Vida veut que tout soit parfait, ordonné, résolu. Sauf que c’est une chimère, et qu’à force d’attendre on ne fait rien. Au bout d’un moment, néanmoins, le lieu de sa naissance et ce qu’il renferme de sauvagerie finit par la rattraper et reprendre le dessus, lui faisant changer son regard sur l’existence.


 

P. : Deux faits la ramènent à la vie : le départ de sa fille avec un bandit et sa rencontre avec Taïbo. Leur première rencontre est très drôle. Elle lui fait visiter la maison, lui montre un Bacon – il n’a évidemment jamais entendu parler de cet artiste –, il s’assoit sur un repose-pied qu’il a pris pour un tabouret, etc. C’est un choc entre deux mondes.


V. O. : Elle est très policée, arrondie les angles, quand lui est sec, âpre, peu loquace. Il a quelque chose de rude et de minéral qui lui fait vivre sa vie comme il peut, avec son premier chagrin, tâchant de s’en accommoder. Leur rencontre aurait pu rester sans suite, et pourtant, ils sont touchés l’un par l’autre, se mettent à penser l’un à l’autre sans vraiment s’en apercevoir – la manière dont les rencontres se font, parfois, dont les gens peuvent se mettre à penser l’un à l’autre tout en l’ignorant, m’intéresse beaucoup. Et puis quand on est romancier, on a la possibilité de se trouver dans les deux têtes à la fois, c’est pratique.

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