Littérature étrangère

Paul Lynch

Le Chant du prophète

CH

✒ Christèle Hamelin

(Librairie Le Carnet à spirales, Charlieu)

Roman après roman, l’Irlandais Paul Lynch construit une œuvre majeure et s’impose comme une des voix les plus brillantes de la littérature anglo-saxonne. Avec Le Chant du prophète, récompensé par le Man Booker Prize 2023, il imagine une Irlande en proie au totalitarisme et signe un texte sombre et implacable.

On pense à 1984 de George Orwell ou encore à Nous Autres d’Evgueni Ziamatine. Et pourtant, Paul Lynch se refuse à parler de dystopie tant le régime répressif décrit dans Le Chant du prophète est déjà une réalité politique. Il n’y a en effet rien d’irréaliste dans l’histoire de cette femme, Eilish Stack, microbiologiste dublinoise et mère de quatre enfants, confrontée à l’arrestation arbitraire de son mari, enseignant syndicaliste, par le GNSB, la toute nouvelle police secrète irlandaise. Rien d’impossible non plus à ce qu’une démocratie comme l’Irlande devienne, de surcroît par la voie des urnes, un état policier et glisse irrémédiablement vers l’autoritarisme. Eilish, confiante en la justice de son pays, répugne pourtant à voir l’érosion des libertés d’expression, de circulation, la surveillance omniprésente, les disparitions, la manipulation, les fausses informations. Mais après plusieurs mois sans nouvelles de son mari, à se battre contre un pouvoir inflexible et sournois et à se débattre pour gérer un quotidien qui relève de la survie, elle est forcée d’admettre l’impensable. D’autant que l’état d’urgence est décrété alors que s’amorce une guerre civile. Dès lors se pose la douloureuse question de l’exil. Rester et mettre en péril ses enfants tout en conservant l’espoir que tout finira par s’arranger. Ou partir et abandonner ses illusions, les disparus et la vie d’avant. Impossible de ne pas établir un parallèle avec le vécu de beaucoup d’opposants politiques ou de réfugiés, contraints à la résistance ou à la fuite. La révolte, la lutte, l’exil, l’adversité, autant de thèmes abordés dans les précédents romans de Paul Lynch, dont les personnages sont, tout comme Eilish, acculés à des situations extrêmes famine et exil dans Grace, haine et misère dans La Neige noire, tempête et éléments déchaînés dans Au-delà de la mer. On devine en outre, dans l’urgence de l’écriture, dans la langue puissamment immersive, à la fois poétique et hypnotique, l’influence des grands : Joyce, Hemingway, Brecht. Ce dernier cité en exergue, épigraphe qui annoncera la couleur : sombre. La grande force du roman tient aussi au contraste entre l’implacabilité du régime politique et l’immuabilité de la nature et des saisons, indifférentes au chaos général et au constat, qu’ailleurs, dans d’autres pays, la vie continue, paisible et facile. Le Chant du prophète glace par sa vraisemblance. À l’Occident, trop confiant et séduit par les discours policés extrémistes, Paul Lynch, en grand explorateur de la condition humaine, rappelle que rien, jamais, n’est acquis.

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