Littérature étrangère

Milena Busquets

Le soleil et la mère  

photo libraire

L'entretien par Bertrand Morizur

Librairie L'Arbre du Voyageur (Paris)

Milena Busquets m’accueille par un éclat de rire : « Enfin un homme ! ». Puis, inquiète : « Mon roman s’adresse à tous, je n’ai pas voulu écrire pour les femmes ! » Je la rassure et lui affirme que son propos est universel. Rencontre avec une femme chaleureuse qui vous consacre toute son attention.

À la mort de sa mère, avec qui elle vécut une relation passionnée, entre amour et haine, Blanca est désorientée. Accompagnée de ses enfants, ses deux ex-maris et deux amies aussi chères à ses yeux que de caractères opposés, elle décide de se confronter à la réalité et de partir en vacances au bord de la mer, dans la maison familiale. Au milieu de ce tumulte, des rires et des disputes, les souvenirs remontent à la surface et Blanca renoue les fils de sa vie, retrouve sa place dans le monde et dans le cœur de ceux qui l’entourent. Largement inspiré de sa propre histoire, le roman de Milena Busquets alterne gravité et légèreté, et témoigne de ressources inespérées pour surmonter un deuil et éloigner le spectre de la mort. C’est un chant d’amour pour une mère défunte, mais aussi un hymne à la vie, un message d’espoir et de liberté qui encourage à aller jusqu’au bout de ses désirs. L’émotion palpable qui se dégage de ce roman nous reste en tête longtemps après avoir tourné la dernière page.

 

Page — Une grande partie de votre roman se déroule sur la côte catalane, à Cadaquès et Port Lligat, où vivait Salvador Dali…
Milena Busquets — Oui, sa maison est ouverte au public. Et ma mère est enterrée dans un très beau petit cimetière dans le haut du village… Cela me fait penser à la chanson de Georges Brassens, « Supplique pour être enterré à la plage de Sète ». J’adore Brassens ! Mes parents l’écoutaient beaucoup.

P. — Comment avez-vous commencé l’écriture de ce roman ?
M. B. — J’étais assez déprimée, je n’avais pas de travail. Un jour, j’ai laissé les enfants à l’école, je suis rentrée chez moi et je me suis mise à écrire. J’ai écrit le premier chapitre en vingt minutes.

P. — Vous avez ouvert un blog consacré à la mode, au style, il y a quelques années…
M. B. — J’ai toujours écrit ! Je viens d’une famille d’intellectuels, d’écrivains. C’était donc la façon la plus naturelle de s’exprimer. J’ai envoyé ces quinze premières pages à une amie, agent littéraire, qui connaissait mon blog et que j’avais retrouvée par hasard. Vingt minutes après, elle m’a téléphonée en me disant qu’elle trouvait cela très fort, qu’il fallait que je continue. Très rapidement, j’ai construit un plan avec des chapitres. Je savais quelle histoire je voulais raconter et que ce devait être un roman, que j’avais le droit d’inventer. Il y a des personnages qui n’existent pas dans la réalité : l’homme mystérieux du cimetière, par exemple. Mes amis qui apparaissent dans le livre me disent qu’ils ne sont pas comme ça, mais ils me disent aussi : « Toi non plus tu n’es pas Blanca ! » Au moment où on se met à écrire ou à raconter quelque chose, il y a une part d’imagination nécessaire.

P. — Avez-vous envisagé d’écrire un vrai récit autobiographique ?
M. B. — J’aurais trouvé cela un peu excessif et narcissique. Ma mère était une éditrice connue en Espagne et je ne voulais pas préciser sa profession. Avant tout, je voulais raconter l’histoire d’un grand amour entre une mère et sa fille. Et mon seul devoir en tant qu’écrivain, c’est que mon livre soit le meilleur possible et que les lecteurs soient touchés par mon histoire et ne s’endorment pas en le lisant ! Le reste…

P. — Votre livre a fait sensation à la Foire de Francfort en 2014. Les propositions de traductions se sont enchaînées. Le livre sera peut-être accueilli de façon plus neutre qu’en Espagne…
M. B. — C’est ce que je voulais ! Et je crois que le livre est assez bon pour être lu par quelqu’un qui ne sait pas, par exemple, où se trouve Cadaquès. Les Chinois, les Russes ne le savent pas, mais je crois que, partout dans le monde, chacun a un endroit qu’il a aimé dans son enfance, plus beau ou plus laid que Cadaquès – ce n’est pas important –, un endroit où on a pu être libre pendant un été, où on a pu découvrir des choses, où on était peut-être près de la mer.

P. — Un roman traitant d’un deuil familial virerait facilement au pathos, non ?
M. B. — Je voulais faire très attention à ça ! J’ai maintenu un grand autocontrôle pour éviter les effets dramatiques. Je voulais conserver l’équilibre entre la mort et la vie, c’est-à-dire le soleil, le vin, les hommes. Il faut apprendre à maintenir les morts à une certaine distance. Même si on les a beaucoup aimés.

P. — Blanca assume ses désirs, même confus et contradictoires.
M. B. — Cela m’est arrivé aussi. Lorsque mon père est mort, j’avais 17 ans. Je suis partie à Londres suivre des études d’archéologie et, pendant ma première année en Angleterre, j’étais furieuse du fait que mon père, qui était l’homme le plus important de ma vie, soit mort. Alors j’ai eu plusieurs boyfriends, mais j’étais méchante avec eux. Tout le monde devait payer pour cette injustice. La douleur nous rend égoïste et nous procure un sentiment d’irréalité. Après la mort de ma mère, j’avais la sensation d’évoluer dans un décor. Alors le sexe, les jeux de séduction avec les hommes, tout cela aide à ce que les choses redeviennent physiques, tangibles. Pour Blanca, c’est ce qui arrive à la fin du roman. Elle est de nouveau capable de s’occuper des autres.

P. — Votre roman traite aussi des chaînes qui relient non seulement les membres d’une famille mais aussi les amis entre eux.
M. B. — Cette prison, dans mon cas et dans celui de Blanca, c’est le besoin de plaire à tout le monde, la difficulté de dire non ; c’est un des drames de ma vie, je crois !

P. — La relation entre Blanca et sa mère a rejailli sur ses relations avec les hommes et même avec les femmes qui l’entourent.
M. B. — On reproduit la relation d’amour qui nous a le plus marqués. Ce que je peux transmettre de mieux à mes enfants, c’est la façon d’aimer, avec générosité et en toute liberté. Cela semble un peu chrétien, ridicule, mais je le pense vraiment ! Ce n’est pas un hasard si je me suis mise à écrire sérieusement après la mort de ma mère. Elle lisait mon blog et elle l’aimait beaucoup, mais elle trouvait que j’avais une voix très personnelle et que je devais parler de choses plus sérieuses. Or, je n’osais pas, j’étais habituée à être la fille sympathique, souriant sur les photos. Ma mère était une femme brillante, intelligente, qui faisait peur. Moi, je n’ai jamais fait peur à personne !

P. — En mettant à distance votre héritage intellectuel, vous revendiquez une sensualité, une énergie animale salutaire, une sorte d’instinct primitif…
M. B. — Parce que nous sommes des animaux. Et c’est ridicule de l’oublier. Cette histoire de sexe et d’attirance physique, c’est simplement le petit bonbon que la vie nous a offert pour nous reproduire et perpétuer l’espèce. Et c’est pour cela que l’on aime tellement !