Littérature étrangère

Gary Shteyngart

Super Triste Histoire d’amour

illustration
photo libraire

Chronique de Géraldine Huchet

Pigiste ()

Une comédie romantique pas comme les autres, c’est ce que nous propose le très doué Shteyngart, qui habille son histoire d’amour de technologie et la fait basculer dans un futur proche pour mieux nous parler du présent. Un petit bijou satirique, drôlement intelligent, qui se lit d’une traite !

Imaginez un New York futuriste en crise, où le dollar est indexé sur le yuan, où la violence fait rage, où le climat se dérègle et où chacun est sommé de montrer son « américanité ». Tel est le décor (effrayant) où évolue Lenny Abramov, « un homme inquiet, un homme ordinaire, […] un homme insignifiant au visage gris comme l’épave d’un navire de guerre […], un corps quelconque dans un monde où seul l’extraordinaire fait l’affaire ». On l’aura compris, notre antihéros, extrêmement attachant car profondément humain, n’est pas très à l’aise dans cette société dominée par les « äppäräts », smartphones ultra-perfectionnés qui, pointés sur quelqu’un, donnent immédiatement toutes les données le concernant (poids, âge, éléments importants du passé, mais aussi degré de « baisabilité » !!!) Lui n’aime pas trop cette grande transparence. Il rentre d’Italie où il s’est extasié durant une année sur la beauté d’un pays chargé d’histoire et qui, comble de l’horreur aux yeux de ses compatriotes, possède un mur entier de livres papier, cet objet totalement obsolète et puant. Et voilà que, dans ce monde où la publicité et la sécurité triomphent, il tombe amoureux d’Eunice Park, filiforme Coréenne de quinze années moins âgée que lui. L’étudiante obsédée par le shopping et l’estime de soi et le presque quadragénaire amateur de Tchekhov et de Kundera parviendront-ils à se comprendre ? Attention, ne vous attendez pas à une simple comédie romantique avec deux personnages opposés qui passent la totalité du roman à se chercher, à hésiter, à se trouver, à se perdre pour finalement se retrouver. Au contraire ! Un roman avec un titre pareil ne saurait s’en satisfaire... Si l’histoire d’amour est centrale, elle est profondément mélancolique et bat en brèche nombre d’idées reçues sur ce genre de littérature. L’un des coups de génie de l’auteur est d’ailleurs d’alterner, pour bien montrer l’opposition entre les personnages, les pages extraites du journal intime de Lenny (obsédé par la mort et la jeunesse qui s’enfuit) et les échanges de mails (salés) entre Eunice, sa famille et ses amis sur le réseau social GlobAdos. Les registres de langue et les abîmes entre leurs préoccupations en disent bien plus que de longs discours. Et même si les rapports contrariés des personnages avec leur famille (pages incroyablement drôles et féroces sur les parents, l’immigration et la fidélité à ses idéaux de jeunesse) mettent en relief quelques points communs, il n’en reste pas moins que, très vite, c’est l’incommunicabilité des êtres qui ressort des portraits de ces deux amoureux en profond décalage, évoluant au sein d’une société hyperconnectée. Le refus de vieillir, l’argent roi, l’individualisme, etc., sont joyeusement brocardés. Alors évidemment, on pense à 1984, et bien plus qu’un roman d’anticipation, Super triste histoire d’amour est avant tout un formidable miroir grossissant de notre époque, souvent glaçant, toujours lucide. Une fable politique qui ne craint pas l’absurde, le constat saisissant et féroce d’un pays qui s’autodétruit. Super beau travail, monsieur Shteyngart !