Littérature étrangère

Téa Obreht

Exquise magicienne

photo libraire

L'entretien par Géraldine Huchet

Pigiste ()

C’est une jeune femme qui a le don des mots, qui ensorcelle le lecteur avec la magie d’histoires belles et sombres, qui porte en elle un univers onirique mêlant légendes et réalisme. Les Balkans comme vous ne les avez jamais lus ! Poésie garantie.

PAGE : Il s’agit de votre premier roman, et on sent qu’il y a une forte dimension autobiographique, notamment dans la relation entre le grand-père et sa petite-fille, Natalia. Pouvez-vous nous en parler un peu, et surtout préciser quels liens vous entreteniez avec votre grand-père, à qui le livre est dédié ?

Téa Obreht : J’ai été extrêmement surprise de constater au cours de l’écriture de ce roman, que l’autobiographie, quoique absente de l’intrigue, s’immisçait de manière parfaitement inopinée dans les relations entre les protagonistes et les détails infimes qui fondent l’existence d’un personnage. On vous enjoint toujours de vous en tenir à un sujet qui vous est familier, or pour moi, en tant qu’écrivain, cela s’applique essentiellement au plan de la justesse émotionnelle. Mon grand-père n’était pas médecin mais ingénieur aéronautique. Nous n’habitions plus Belgrade pendant la guerre, et nous n’avons jamais manifesté devant les grilles du zoo affublés de têtes d’animaux. Mais nous étions très proches, et notre relation était faite de récits, de contes, de longues promenades et de visites fréquentes aux zoos des différents pays où nous avons résidé. Je crois que, au bout du compte, imaginer le grand-père de Natalia m’a permis de passer plus de temps avec le souvenir du mien, et m’a aidée à surmonter sa disparition.

 

P. : Quelle est l’idée de départ du roman ? Est-ce une image précise, un souvenir ? Saviez-vous dès le départ que la forme s’apparenterait au conte ?

T. O. : Tout est parti d’un documentaire sur les tigres de Sibérie, et la vision de ces félins dans la neige ne m’a pas quittée, aussi j’ai commencé à réfléchir à ces créatures puissantes, rares, exceptionnelles, que les circonstances et la nature peuvent réduire à l’impuissance. Dans un deuxième temps, j’ai écrit une nouvelle (dont je n’étais pas satisfaite) qui s’intitulait « La Femme du tigre », et dont l’intrigue gravitait autour d’un cirque, d’une acrobate sourde-muette et d’un petit garçon qui la suit alors qu’elle part à la recherche d’un tigre en fuite. Finalement, ce petit garçon est devenu le grand-père d’une narratrice qui a du mal à accepter l’idée de la mort. L’homme qui ne mourra pas, pour sa part – personnage qui apparaissait dans quelques autres nouvelles –, s’est frayé un chemin dans la vie du grand-père, jusqu’à occuper une place centrale. Comme j’abordais les aspects inconnus de l’existence d’un être cher – les secrets d’une personne plus âgée et d’une génération différente, la réalité d’un monde disparu –, j’ai compris très vite qu’il serait question dans ce livre de l’importance des mythes, des croyances, et de l’affection que l’on accorde à des proches au nom d’histoires que nul ne peut vérifier.

 

P. : L’intrigue de votre livre se déroule dans les Balkans, d’où vous venez. Il y est question de la guerre en ex-Yougoslavie, mais vous ne nommez pas réellement les faits, ni les pays. Pourquoi avez-vous choisi de ne pas situer précisément les choses, est-ce pour renforcer le côté onirique du roman ?

T. O. : J’ai délibérément choisi de gommer toute référence à des noms ou à des lieux réels – même si un ou deux s’y sont glissés incidemment. Il n’était pas dans mon intention de désigner des coupables ou de rédiger un inventaire historique en explicitant qui a fait quoi à qui et où, en particulier dans une région qui a longtemps été sous l’œil des médias. Je tenais au contraire à capturer l’essence du conflit en me concentrant sur des histoires personnelles, des combats personnels, des petites choses quotidiennes qui constituent l’humanité. J’avais le sentiment que gommer le réel m’accorderait la licence nécessaire. En outre, cela m’a permis de faire la part belle à la magie et aux fables.

 

P. : D’où viennent les légendes racontées dans ce livre, en particulier celle de La femme du tigre, et de L’homme qui ne mourra pas ? Sont-elles totalement inventées ?

T. O. : L’homme qui ne mourra pas est un personnage emprunté aux folklores allemand et russe. J’ai une passion pour le folklore, et cet être m’a fasciné – songez à cet homme condamné à ne pas mourir, alors que, pour beaucoup d’entre nous, moi comprise, l’immortalité passe au contraire pour un bienfait ! J’avais envie de développer ce personnage, de l’explorer, et au lieu de paraître sinistre, tel que je l’avais de prime abord appréhendé, il est devenu drôle, parfois triste, et il me fut d’un grand réconfort. L’histoire de la femme du tigre est totalement inventée, même si on peut y déceler des similitudes avec le conte de La Belle et la bête.

 

P. : Une image me tient beaucoup à cœur, c’est celle de l’éléphant marchant dans la neige, c’est d’une très grande puissance visuelle... Pouvez-vous nous en dire un peu plus ?

T. O. : Merci infiniment ! Cette scène a failli ne pas exister, et je suis ravie d’apprendre qu’elle a trouvé un écho chez vous. Je cherchais un moyen d’introduire l’histoire de l’homme qui ne mourra pas, et de souligner l’intensité des liens existant entre Natalia et son grand-père, liens qui se transforment radicalement après que le grand-père lui a narré sa première rencontre de l’homme qui ne mourra pas. Dans ma version initiale, leur relation était sans nuages. Même pendant l’adolescence de Natalia, il n’y avait pas de crise, pas de réconciliation, et il lui racontait cette histoire un soir, alors qu’ils étaient tous deux attablés. Cela sonnait complètement faux, j’en étais mécontente, et j’ai passé des mois à me demander comment rendre cet échange fort et naturel. Je me suis rendue au zoo de Syracuse (dans l’État de New York), comme souvent lorsque j’étais en panne, et ce jour-là, on amena une éléphante d’Inde à un groupe d’enfants particulièrement bruyants. L’éléphante se tenait près du portail, dévorant du foin, et les enfants s’esbaudissaient devant elle. Étant une enfant moi-même, j’ai attendu mon tour. Lorsque j’ai commencé à la caresser entre les yeux, j’ai eu la première illumination de ma vie, et la vision d’un éléphant avançant dans une rue déserte m’est apparue. Je suis rentrée chez moi pour l’écrire aussi vite que possible. Je suis extrêmement touchée, flattée, et heureuse, que cette séquence vous ait marquée. Merci !