Littérature française

Maryline Desbiolles

L'Agrafe

SH

✒ Stéphanie Hanet

(Librairie Coiffard, Nantes)

Dans le roman précédent de Maryline Desbiolles, Il n’y aura pas de sang versé, il était déjà question d’une course mais, cette fois-ci, Lyon et les ovalies sont loin. C’est dans l’arrière-pays niçois, dans ce paysage rugueux à l’herbe sèche qu’Emma Fulconis, jeune lycéenne de 15 ans, galope avec ardeur.

« On ne voit qu’elle (…) Toujours, on l’a connue qui courait (…) Elle disait qu’elle aimait le vent. Souvent elle se cabrait, mais au vent elle consentait. » Cette jeune fille rebelle et qui court à toute allure, c’est Emma Fulconis. Pouvez-vous nous présenter ce personnage central de votre roman ?

Maryline Desbiolles Emma Fulconis est une très jeune fille qui aime courir. On la connaît surtout pour ce bonheur qu’elle a de se propulser solitairement dans le paysage, de faire corps avec lui. Ce paysage, je le connais bien, ce sont les collines au-dessus de Nice mais c’est un paysage renouvelé à travers le regard prompt, farouche d’Emma Fulconis. Une jeune fille qui est à part, qui est contre, très souvent, qui est une sorte de rebelle née. Et la seule chose en effet à laquelle elle consent, c’est au vent. Un vent qui la pousse, peut-être tout simplement à courir. Tout ça pour dire que plus que sa psychologie, on la découvre par ce corps en mouvement, qui finira par être stoppé mais qui gardera cette fougue.

 

Cette jeune fille, vous la qualifiez à la fois de « flèche », de « zèbre » et d’« athlète » : cela la résume bien ?

M. D. Oui, elle fait de la compétition poussée alors qu’elle n’a aucun goût pour la compétition. Je dis d’elle qu’elle ne court pas « relativement mais absolument », ce qui est le signe d’un orgueil sans doute. Cependant elle gagne et dans son petit village de L’Escarène, elle est une gloire. Pourtant, la seule chose qui l’intéresse, c’est courir, c’est ce bonheur-là, cette liberté.

 

Cette jeune fille virevoltante va être stoppée nette dans son élan par un accident. Et comme vous aimez l’étymologie des mots, je suis allée chercher celle d’« accident » qui vient du latin accidens et qui signifie « ce qui survient ». Pouvez-vous nous raconter « ce qui survient » dans la vie d’Emma Fulconis ?

M. D. Ce qui survient, c’est un chien qui va la mordre méchamment et lui briser l’agrafe. C’est ainsi qu’on appelle maintenant le péroné. S’ensuit une opération catastrophique qui va lui faire perdre l’usage de sa jambe : on se doute qu’elle ne pourra plus jamais courir.

 

Lorsque ce chien attaque, son maître va prononcer une phrase qui tombe comme un couperet et va venir tourmenter la jeune fille. Quelle est cette phrase ?

M. D. Juste avant que le chien ne lui broie la jambe, son maître crie : « mon chien n’aime pas les arabes ». À ce moment-là, le lecteur ne sait pas encore quelles sont les origines d’Emma Fulconis. Mais au fond, cette blessure va lui permettre de s’y relier. Une « agrafe » a plusieurs significations. C’est le péroné mais c’est aussi cet objet dérisoire que nous connaissons tous et qui permet de lier les choses ensemble. Car elle a beau s’appeler Fulconis, qui est un nom de famille très local, en vérité, elle est aussi petite-fille de harkis. Il y avait autrefois un hameau de forestage à L’Escarène, un joli mot pour parler d’un camp depuis lequel les harkis s’occupaient, entre autres, de débroussailler les forêts. En fait, c’est de là qu’elle vient. Ce n’est pas un secret de famille, elle le savait mais ne s’y était jamais intéressé. Chez elle, il y avait bien une photo de sa grand-mère prise dans le camp mais on n’en parlait pas. Cette phrase va lui permettre de comprendre qu’elle a été victime de racisme. Elle qui est farouche et solitaire va chercher à se relier à son origine, à son oncle notamment, qui habite toujours le village et qui s’appelle Hakim. Et tout cela va contribuer à son émancipation.

 

Hakim est important car il est la porte qui ouvre sur la mémoire familiale. Hakim est son prénom de naissance mais, lorsqu’il est arrivé en France, il a été rebaptisé Jean-Pierre, ce qui en dit long sur l’accueil réservé aux harkis.

M. D. En effet, ce fut une grande violence, pour ses enfants de harkis, d’être renommés avec des prénoms français. La mère d’Emma d’ailleurs, qui est née dans le hameau de forestage, a été prénommée Francine. On comprend que la langue transporte déjà une violence.

 

C’est un chœur, une voix qui dit « nous », qui raconte Emma Fulconis. Dans une petite ville des Alpes-Maritimes, entre la mer, la montagne et le vent, cette jeune fille a toujours galopé. On ne la connaissait que déboulant, courant, des petites ailes invisibles vissées aux tendons d’Achille. Mais il y a eu l’accident qui est venu briser sa course. Il y a eu une phrase aussi, dont les mots sont venus réveiller une histoire familiale silencieuse. Et pour la plume élégante de Maryline Desbiolles, les mots ont leur importance. Elle nous les offre comme un chant murmuré. Même contraint, le corps peut danser ; même empêché le mouvement peut perdurer : Emma Fulconis en est la preuve vivante.

Les autres chroniques du libraire